
Stéphane Guggino
Club Italie-France : Pourriez-vous nous présenter votre Comité pour la Transalpine Lyon-Turin ?
Stéphane Guggino : Présidé par Jacques Gounon, PDG du groupe Getlink (Eurotunnel), le Comité pour la Transalpine fédère les collectivités publiques et les grands acteurs économiques mobilisés pour la réalisation du Lyon-Turin. Tous ces acteurs unissent leurs forces au sein de ce Comité pour favoriser la réussite de ce grand chantier européen structurant.
Club Italie-France : Pourriez-vous nous expliquer les enjeux européens à la base de la Lyon-Turin ? Les enjeux vont au-delà d’une simple infrastructure régionale…
Stéphane Guggino : Le Lyon-Turin est loin d’être une simple liaison entre deux capitales régionales. C’est bel et bien la pièce manquante d’un puzzle européen beaucoup plus large. En facilitant le franchissement des Alpes, le Lyon-Turin permettra de connecter des milliers de kilomètres du réseau transeuropéen de transport. Il sera le seul axe capable de servir à la fois des flux est-ouest et nord-sud. C’est la raison pour laquelle l’Europe soutien et finance massivement ce chantier.
Le projet repose sur deux piliers stratégiques. Le premier est écologique puisqu’il s’agit d’opérer un report modal massif du transport de voyageurs et de marchandises sur le rail, beaucoup plus vertueux que la route et l’aérien en termes de pollution et de réchauffement climatique. Trois millions de poids lourds franchissent chaque année la frontière franco-italienne. L’objectif du Lyon-Turin est d’en basculer au moins un million sur le rail.
Le second pilier est économique puisqu’il s’agit de réaliser une infrastructure résolument au service de la compétitivité des entreprises. Chacun sait que dans les économies modernes, le transport et la logistique sont un facteur clé de cette compétitivité. Grâce au Lyon-Turin, les entreprises auront la possibilité d’exporter leurs marchandises dans des conditions de rapidité, de sécurité et de performance sans commune mesure avec l’existant. L’enjeu de cette infrastructure est bien de favoriser un rééquilibrage économique au profit du sud de l’Europe avec un réseau performant connecté aux ports de la Méditerranée et aux réseaux européens. Le Lyon-Turin doit jouer pour le sud du continent le même rôle structurant que joué le tunnel sous la Manche pour l’Europe du nord.
Club Italie-France : En ce qui concerne l’emploi, comment cette infrastructure pourra avoir un impact positif ? L’impact sur l’emploi serait-il permanent ?
Stéphane Guggino : La construction du seul tunnel transfrontalier de 57,5 km sous les Alpes, véritable clé de voute de la nouvelle liaison, se traduira par la création de 8000 emplois directs et indirects sur les dix prochaines années. En comptabilisant les emplois induits dans les économies française et italienne, en particulier dans le secteur des services aux entreprises, on peut estimer que ce chiffre sera au moins multiplié par dix.
Une fois le chantier achevé et la liaison en service, l’impact sera durablement positif sur l’emploi grâce aux gigantesques effets d’entrainement de l’infrastructure sur la compétitivité des entreprises et les performances économiques des territoires. Les récentes études publiées par l’Université Bocconi de Milan sont sur ce point très intéressantes et confirment une fois de plus les formidables potentialités du Lyon-Turin.
Club Italie-France : La Turin-Lyon aura un impact sur les finances des deux pays. Le retour sur investissement sera tangible quand ? Quelles sont vos estimations ?
Stéphane Guggino : D’abord il faut rappeler que l’infrastructure bénéficie de financements massifs de l’Union Européenne pour qui le Lyon-Turin est une priorité stratégique. L’UE s’est déjà engagée à financer 40% du tunnel international dont le cout certifié est de 8,6 Md€. En juin dernier, elle a fait connaitre sa disponibilité pour porter sa participation jusqu’à 55% mais aussi pour financer de manière importante la réalisation des voies d’accès nationales au tunnel transfrontalier. La facture pour la France et l’Italie s’en trouvera considérablement allégée. L’effet de levier est colossal pour les deux pays.
S’agissant du retour sur investissement, distinguons là encore deux phases. Pendant la phase de construction jusqu’en 2030, l’étude du groupe CLAS publiée l’année dernière confirme que chaque euro investi dans la réalisation de la section transfrontalière rapportera 1,6 € pour les économies de deux pays. Dans une conjoncture fragile, les investissements dans les grands chantiers donnent un coup de fouet aux économies. Côté français, où le chantier est bien entamé avec déjà 9km de tunnel creusés, cette dynamique est incontestable.
Quant aux effets économiques attendus sur le long terme, on parle ici d’une liaison qui va révolutionner les transports dans le sud de l’Europe et avoir des effets économiques structurants pendant plus d’un siècle. Le Lyon-Turin est le maillon central du Corridor Méditerranéen reliant la péninsule ibérique à l’Europe de l’est. Ce Corridor concerne 18% de la population, plus de 200 Md€ d’échange commerciaux et 17% du PIB de l’UE.
Club Italie-France : Pendant ces années, d’autres pays voisins comme la Suisse et l’Autriche ont percé deux nouveaux tunnels. Pourquoi les pays du Sud de l’Europe sont toujours en retard ? Il y a -t-il le risque de rater une occasion importante si nous n’avançons pas assez vite sur les travaux ?
Stéphane Guggino : Le Lyon-Turin est le plus grand chantier européen d’infrastructure de transport de ce début de siècle. C’est un dossier très complexe sur les plans technique, juridique, financier, politique, diplomatique…et cela explique en partie pourquoi il n’avance pas aussi vite qu’on le souhaiterait. Il faut ajouter que même s’ils sont très minoritaires, l’obstruction des opposants ne facilite pas les choses. Toujours est-il que le dossier a repris une belle dynamique après les « flottements » des derniers mois en Italie. Il est maintenant essentiel de saisir cet élan et d’accélérer le rythme.
Comme vous le soulignez, nos voisins suisses ont mis beaucoup moins de temps pour réaliser, seuls, deux tunnels de nouvelle génération et relever avec succès le défis des traversées alpines. 70 % des échanges de marchandises entre la Suisse et l’Italie se font par le rail. Entre la France et l’Italie, c’est seulement 8% par le rail et 92% par la route. Avec le tunnel du Brenner, frère jumeau de celui du Lyon-Turin qui sera livré en 2027, les Autrichiens affichent les mêmes ambitions.
Nous vivons dans une économie de flux qui créent des emplois et de la valeur. Grâce à des infrastructures ferroviaires modernes, performantes et adaptées aux attentes des entreprises, ces flux ont progressivement glissé sur l’axe nord-sud à l’est de l’Europe. Plus on attend et plus on aura de difficulté à les récupérer. Voulons-nous rééquilibrer ces flux sur l’axe est-ouest et ne pas rester à l’écart ? Voilà la vraie question qui se pose avec le Lyon-Turin.
Club Italie-France : Comment cette infrastructure pourra renforcer l’axe franco-italien et la position de la France et de l’Italie en Europe ?
Stéphane Guggino : Avec près de 85 Md€d’échanges commerciaux, la France et l’Italie sont chacun le second partenaire économique de l’autre. Pourtant, il faut réaliserque l’Italie est le seul pays voisin de la France à ne pas être connecté par un réseau ferroviaire à grande vitesse. Les temps de trajet en train entre Lyon et Turin/Milan n’ont quasiment pas évolué depuis 50 ans. Le seul lien ferroviaire fret et voyageurs entre les deux pays par les Alpes du nord est un tunnel obsolète du XIXème siècle.
Le Lyon-Turin permettra de renforcer les synergies et de créer une armature solide entre la région Auvergne-Rhône-Alpes, 1ère région industrielle de France, et les régions de l’Italie du nord que sont le Piémont, la Lombardie, le Val d’Aoste… Situé à un carrefour stratégique au cœur de l’Europe, cet ensemble territorial cohérent représente plus de 22 millions d’habitants et près de 700 Md€ de PIB. Il se distingue par un exceptionnel potentiel industriel, technologique, universitaire, touristique, culturel…et est capable de se hisser au premier rang des grandes régions européennes, en constituant le centre de gravité d’un axe franco-italien renforcé.
Club Italie-France : La France et l’Italie ont un passé et un futur communs. Ils partagent les mêmes problèmes ainsi que les mêmes aspirations. Compte tenu de leur structure économique, sociale et de proximité, elles n’auraient pas davantage plus d’intérêts à coopérer à l’échelle européenne, face à une Allemagne toujours plus hégémonique ?
Stéphane Guggino : Comme dans toutes les familles, même les plus unies, la France et l’Italie peuvent parfois avoir des différends. Ce fut le cas au cours des derniers mois. Mais nous partageons évidemment un destin commun et avons encore tant de grandes choses à construire ensemble. Les coopérations entre nos régions transfrontalières sont anciennes, très diverses et de plus en plus actives. Il est essentiel de les renforcer et de changer d’échelle pour contribuer à un meilleur équilibre entre les polarités territoriales en Europe. C’est précisément l’ambition et la vision que porte la liaison Lyon-Turin.
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Stéphane Guggino est délégué général du comité pour la Transalpine, le projet de liaison ferroviaire européenne à grande vitesse Lyon-Turin. Il est également chargé de cours entre autre à Sciences Po, à l’Université de Grenoble et de Strasbourg
