Club Italie-France: Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer

Haut fonctionnaire du gouvernement français, ayant réalisé plusieurs missions d’expertise notamment pour le compte de l’Union Européenne, fondateur de l’IDEFIE (Initiative pour le Développement de l’Expertise Française à l’International et en Europe) qu’il a présidée jusqu’en 2015, Nicolas Tenzer est également chargé d’enseignement à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et professeur invité dans de nombreuses universités à l’étranger.

Ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm et de l’ENA, diplômé de l’IEP de Paris, titulaire d’une maîtrise d’histoire contemporaine de l’université de Nanterre, il poursuit une carrière académique et est président fondateur d’un think tank, le CERAP (Centre d’Etude et de Réflexion pour l’Action Politique). Il a aussi été membre du directoire, trésorier, puis président du directoire de l’Institut Aspen France (2010-2015). Depuis 1992, Nicolas Tenzer est aussi directeur de la revue semestrielle Le Banquet au contenu économique, politique et philosophique et participe à l’écriture d’ouvrages collectifs (La Communication Politique, CNRS 2017) et de rapports officiels (notamment Instruments pour une stratégie de puissance et d’influence (La Documentation française, 2008). Il est sollicité à de nombreuses reprises par les médias, notamment à la télévision et à la radio où il partage et analyse ses opinions sur la politique française et internationale.

Invité en tant qu’orateur à de nombreux forums étrangers, notamment en Europe de l’Est, Nicolas Tenzer a dénoncé très tôt les risques pour la sécurité que pose la Russie de Poutine. Chevalier des Arts et Lettres et de l’Ordre National de la Légion d’Honneur, il contribue à la stratégie de développement de la France à l’international, tout en valorisant une Europe plus intégrée et la préservation des droits de l’homme.

Auteur de 21 ouvrages, dont Pour une nouvelle philosophie politique (PUF, 2007), Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008, 4e éd., 2013)Le Monde à l’horizon 2030(Perrin, 2011), La fin du malheur français ? (Stock, 2011) et La France a besoin des autres(Plon, 2012) et Le Monde à l’horizon 2030 : la règle et le désordre (Perrin, 2011), Nicolas Tenzer analyse les relations diplomatiques pour mieux appréhender les nouvelles hiérarchies et les pouvoirs d’influence internationaux.

Chaque Etat devrait atteindre une rapidité d’action et une réactivité optimale, un esprit d’initiative performant et la capacité de dégager la masse critique utile pour réaliser ses projets et se donner les moyens d’agir sur un système international ample et multiforme. La connaissance des objectifs dans une organisation ou dans un secteur spécifique implique également de ne pas craindre une stratégie de communication transparente et d’associer les acteurs les plus divers à la réalisation des objectifs nationaux. La pro-activité est source de performance et fait bien souvent la fierté de la nation. Comment appréhendez-vous le rôle des sept piliers fondateurs de l’expansion internationale de la France et comment, selon vous, le gouvernement français les exploite-t-il ?

Nicolas Tenzer : Ce que vous appelez expansion revêt des réalités différentes : exportations, capacité d’influence en termes de géopolitique et de normes – depuis la plus technique jusqu’à la plus politiquement significative, comme en matière sociale, environnementale ou de droits de l’homme ‑, reconnaissance de la valeur de son apport à la connaissance scientifique et aux débats intellectuels, capacité à convaincre d’autres puissances de se joindre à la France dans des négociations internationales, mais aussi attractivité en raison d’une image positive. Il ne s’agit pas d’une expansion au sens territorial du terme, mais de la capacité du pays à peser sur les évolutions en cours.

Vous avez aussi raison de reprendre ce que j’ai évoqué souvent dans mes rapports, livres et articles sur la masse critique et sur la pluralité des acteurs. Ces derniers, j’y reviendrai, sont beaucoup plus nombreux que jadis : Etat, collectivités territoriales, entreprises, universités et centres de recherche, journalistes et leaders d’opinion, ONG, etc. Chacun a ses idées et ses intérêts propres, mais ils doivent autant que possible se coordonner de manière à atteindre la masse critique.

L’expertise constitue de ce point de vue un point d’entrée essentiel. Elle a aussi plusieurs visages : réponse aux appels d’offres internationaux lancés par les organisations internationales, les Etats ou les grandes collectivités territoriales, participation à des conférences et séminaires organisés par ces mêmes organisations ou les think tanks, réponse à la désinformation de certaines puissances ou compagnies privées, présence dans les comités d’experts des organisations internationales, mais aussi de plus en plus de présence dans les médias, y compris sociaux.

Dans cette perspective, les sept piliers que vous évoquez devraient à mon sens être les suivants :

  • capacité plus forte et mieux coordonnée entre les milieux publics, privés et académiques de répondre aux appels d’offres internationaux ;
  • présence en amont du lancement des appels d’offres dans les groupes d’experts qui définissent, au niveau de chaque pays, leurs termes de référence ;
  • participation, elle aussi coordonnée, aux grands séminaires et conférences internationaux et dans les groupes d’experts des organisations internationales ;
  • présence accrue en amont dans les pays et action de promotion de notre expertise technique, là aussi publique, privée ou universitaire ;
  • liens accrus et mieux organisés avec les nationaux des différents pays ayant effectué leurs études ou des recherches dans les universités et grandes écoles françaises ;
  • définition plus rigoureuse, par pays, par zone et par domaine, d’une stratégie de conquête des marchés et d’influences ;
  • action plus structurée et organisée de riposte aux pratiques de désinformation publique et privée qui nuisent à notre sécurité, à nos intérêts économiques et à notre image.

Sur tous ces plans, des progrès ont été enregistrés depuis quelques années, mais il reste encore beaucoup à accomplir, en particulier pour briser les cloisonnements entre les secteurs. La France n’a pas encore atteint la masse critique, alors même qu’elle dispose d’experts renommés et d’un excellent niveau mondial. Comme je l’avais suggéré dans mon rapport de 2008 au gouvernement, il faut aussi nommer une tête de pont ou un coordonnateur qui n’existe pas aujourd’hui.

La politique internationale doit être la responsabilité première de l’Etat, écrivez-vous dans votre essai Quand la France disparait du monde, paru en 2008. La compétence des corps de métiers est un atout français indéniable qui contribue à l’élaboration d’une stratégie diplomatique efficace. Aussi, avec une organisation mobile, ouverte, orientée sur les priorités, dotée une pensée riche, la France développe un intérêt politique international direct en cohérence avec sa conquête des marchés extérieurs ?

Nicolas Tenzer : Oui, l’Etat doit être le responsable ultime et donner l’impulsion initiale. C’est un facilitateur. Mais moins que jamais l’Etat n’est seul, non seulement comme je l’ai évoqué au stade de la réponse aux demandes d’expertise, mais aussi en termes de source d’information pour les acteurs, y compris étatiques, qui contribuent à l’expansion économique de la France. Cela vaut aussi bien sûr en termes de sécurité et de géopolitique.

En ce qui concerne le lien entre la politique internationale et la conquête des marchés extérieurs, le lien n’est pas de nature unique. D’abord, la conquête des marchés extérieurs est une partie de la diplomatie, ce qu’on appelle parfois la « diplomatie économique ». Ensuite, la conquête de ces marchés doit être parfois arrêtée pour des raisons supérieures liées à la politique internationale : nous n’avons pas intérêt à développer nos relations économiques avec des pays qui pratiquent une politique dangereuse, parfois même criminelle, qui nuit à notre sécurité bien comprise. Ces échanges économiques renforceraient des pays qui sont nos adversaires. Il nous faut savoir contrer les actions de lobbying en ce sens des entreprises, parfois soutenues par cette puissance hostile. Enfin, dans certains pays, notamment en développement, il existe souvent une combinaison à trouver entre notre politique d’aide et notre politique commerciale. Le business first ne saurait être toujours une politique pertinente et acceptable.

L’élection de Donald Trump et, plus récemment, le quatrième mandat de Vladimir Poutine en Russie, annoncent une nouvelle ère du politique. En effet, il serait judicieux de comprendre le cheminement de ce « nouvel ordre mondial » et comment les forces libres de ces deux pays doivent subsister pour maintenir la démocratie au sein des nations. Au vu de la politique souvent incohérente de Washington et d’une politique du Kremlin qui vise à rendre le monde plus instable, la lutte pour l’équité et la justice sont indispensables pour maintenir un « nouvel ordre mondial pacifiste ». Mais dans quelle mesure un pays tel que l’Ukraine, empêtré dans une guerre avec la Russie, peut passer de la résilience à la résistance et vice-versa dans un contexte où les droits de l’homme sont plus que jamais bafoués ?

Nicolas Tenzer : Vaste question ! D’abord, nous devons rester fermes sur nos valeurs et nos principes. Ce n’est pas uniquement une question d’idéal, mais aussi de réalisme bien compris. Plus les pays menaceront les droits de l’homme et les règles juridiques internationales, notamment le droit humanitaire, plus nous serons en insécurité. La Russie de Poutine, puisque vous l’évoquez, constitue comme je l’ai souvent développé une menace systémique qui met en danger la sécurité globale, les organisations et le droit internationaux, ainsi que nos systèmes démocratiques et nos règles fondamentales. Nous devons nous y opposer beaucoup plus résolument et dire davantage les choses de manière publique. Toute forme d’apaisement serait exploitée par la propagande du Kremlin.

Avec les Etats-Unis de Trump les choses sont plus compliquées. D’un côté, comme l’a fait Emmanuel Macron devant le Congrès américain, nous devons exprimer clairement nos divergences quant aux principes et aux valeurs. Pour autant, nous devons défendre et promouvoir le lien transatlantique, car nous avons besoin des Etats-Unis et qu’il y aura un après-Trump qui verra à nouveau sans doute les Etats-Unis revenir à leurs principes fondamentaux. Ce jeu est certes extrêmement difficile et complexe, mais nous n’avons pas le choix.

Sur l’Ukraine enfin, nous devons là aussi tenir bon. N’oublions jamais, quelques soient les déceptions envers le gouvernement ukrainien qui est beaucoup trop lent dans la lutte contre la corruption, que des gens sont morts à Maidan au nom des valeurs européennes de liberté et de droit. Donc, soyons fermes sur les sanctions envers la Russie ; ne lâchons rien sur le Donbass et la Crimée illégalement annexée par Moscou ; aidons davantage l’Ukraine ; rappelons aussi sans cesse que cette guerre au cœur de l’Europe a déjà fait plus de 10 000 victimes et environ 2 millions de déplacés, ce que le grand public paraît ignorer. J’ajouterai qu’il nous faut nous mobiliser encore plus pour la défense des Tatars de Crimée notamment qui sont persécutés par les occupants russes ainsi que pour les prisonniers politiques ukrainiens détenus dans les prisons russes. Ne relâchons jamais notre pression sur le Kremlin. C’est aussi un sujet sur lequel la coopération entre France, Allemagne et Etats-Unis marche plutôt bien.

La France en Europe et surtout face à l’Allemagne possède des objectifs propres et défend des positions fermes. Le processus du Brexit, les résultats des élections en Italie et encore plus récemment celles en Hongrie, avec le renforcement des idées d’extrême droite, mettent en exergue des « failles » dans le système de l’Union Européenne. Peut-on affirmer que l’Europe cherche encore sa voie ?

Nicolas Tenzer : Oui et non. D’abord non, parce que l’Europe est un acquis extraordinaire non seulement en termes de paix, mais aussi de progrès économique et social. Imaginons un instant que nous n’ayons pas l’Union européenne, où serions-nous ? Je crois que nous, et notamment les hommes politiques et les intellectuels, ne parlons pas suffisamment des atouts concrets, réels et tangibles de l’Europe et que nous ne signalons pas assez les coûts de la non-Europe. En termes d’affirmation de valeurs, malgré les risques graves que vous évoquez, l’Europe reste un continent fondé sur des valeurs dont la pertinence est reconnue bien au-delà de son territoire. Enfin, voyez un peu le nombre de pays qui veulent rejoindre l’Europe ou qui la considèrent comme un modèle – des dirigeants et intellectuels asiatiques me l’ont dit. Oui, l’Europe est désirée et enviée. J’ajouterai que beaucoup de personnalités politiques blâment l’Europe pour certains maux, alors qu’ils devraient plutôt vitupérer leurs dirigeants. L’Europe, rappelons-le, ne décide rien ; ce sont toujours les Etats membres qui décident, mais trop souvent ils se désolidarisent des décisions qu’ils ont eux-mêmes prises. C’est navrant et destructeur pour l’esprit européen et l’adhésion à l’Europe de larges segments des populations.

Bien sûr, il existe de nombreuses failles dans l’Europe. Nous devons les dire. L’Europe doit encore être réformée. Elle peut certainement devenir plus proche des citoyens – et personnellement je plaide pour des circonscriptions qui verraient les citoyens élire directement leur député(e) européen(ne). Les conférences sur l’Europe dans les différents pays, proposée par Emmanuel Macron, est aussi une excellente idée. Mais je crois que les différents leaders anti-européens de certains pays sont plus à blâmer que l’Europe même si je suis souvent critique envers certains dirigeants européens qui ne donnent pas toujours une image de responsabilité de l’Union européenne.

Je ne saurais détailler ici l’ensemble des réformes souhaitables pour l’Europe, mais je crois qu’il a manqué depuis plusieurs années une vision géopolitique de l’Europe. A raison, beaucoup ont insisté sur les réalisations économiques qu’elle pouvait accomplir et qu’elle a accomplies avec succès. Mais c’est insuffisant, surtout maintenant. L’Europe est menacée, en particulier par la Russie et par un discours opposé aux principes de droit et de liberté. Nous devons être capables de désigner l’adversaire et de réconcilier les valeurs de droit et de puissance. Je crains toutefois qu’il faille s’armer de patience car l’Europe est très divisée sur ces sujets aussi. Je ne cacherai pas mon inquiétude. D’autres l’ont dit avant moi : l’Europe peut mourir.

La valorisation des expertises et des stratégies mieux centrées sur l’intérêt national contribue à l’influence d’une nation sur la scène internationale. Bien que la diplomatie soit devenue un jeu lointain et abstrait, elle participe à la pacification de la mondialisation. Plus que jamais les nations se définissent largement par leur politique étrangère. La logique diplomatique ne serait-elle pas pour la France une solution pour ne pas subir une éventuelle marginalisation de sa puissance ?

Nicolas Tenzer : Chaque puissance a un héritage. La France n’est pas non plus en si mauvais état, même si nous pouvons faire encore mieux. Mon pays peut à la fois montrer au monde qu’elle est une puissance économique qui compte, qui innove et qui dispose d’un potentiel scientifique et intellectuel solide, et agir diplomatiquement. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, elle reste une voix qui compte. Aujourd’hui, on peut dire objectivement qu’elle est le pays européen le plus important sur le plan diplomatique, et ce n’est pas rien. Alors oui, bien sûr, la diplomatie est aussi un atout de puissance et la France en accepte les risques et les coûts, non seulement par la force de son réseau diplomatique – qu’il faudrait encore accroître – mais aussi par ses interventions extérieures, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. La France apporte une contribution essentielle à la sécurité collective dans la lutte contre le terrorisme djihadiste et les opérations de maintien de la paix. Je crois qu’elle honore sa tradition. Si d’autres pays sont jaloux, ils feraient bien de l’imiter et cela serait un gain pour tous. Il peut nous arriver de nous sentir un peu seuls et pas suffisamment soutenus.

Avec un maillage intellectuel mondial, la conquête de nouveaux marchés à l’export, un maillage d’ambassades au troisième rang mondial, mais avec également la présence prédominante de la fonction publique dans l’emploi du pays, la France pourrait se targuer d’attirer les élites étrangères en masse. Des enjeux transversaux doivent être définis en marge de dysfonctionnements internes, certes contre-productifs (grèves, par exemple), pour améliorer sa politique extérieure. En effet, la France méconnait la réalité du jeu de la puissance et de l’influence. Selon vous, quelle est la réelle influence de la France dans le monde en termes diplomatique ?

Nicolas Tenzer : Je ne suis pas sûr que la France méconnaisse la réalité du jeu de la puissance et de l’influence, mais en tout cas elle pourrait faire nettement mieux comme je l’ai souligné dans livres et rapports. Je crois que la France doit jouer sur deux tableaux. D’un côté, il lui faut améliorer sa situation économique et sociale sur le plan interne. L’image du pays compte à l’étranger. Ces enjeux de réputation sont assez analogues à ceux qu’on observe pour l’évaluation des entreprises et des Etats par les agences de notation : on anticipe leur puissance ou leur déclin futur et cela gouverne la confiance qu’on leur porte actuellement. Nous vivons dans un monde d’anticipations et il est essentiel que les anticipations pour la France soient positives. Le Président de la République l’a compris et, si l’on en juge par les appréciations sur sa première année de mandat par la presse et les analystes étrangers, c’est plutôt assez bien réussi. Maintenant, il ne faut pas décevoir et continuer.

Par ailleurs, l’élection de Trump, le Brexit, la fragilisation d’Angela Merkel en Allemagne et la montée des populismes constituent un moment assez unique pour la France. Son influence est aujourd’hui accrue, même s’il faut la démultiplier plus, car l’influence ne peut être le fait d’une seule personne, fût-ce le Président. Il convient aussi que ce statut qu’on prête parfois à Emmanuel Macron de « leader du monde libre » ait une traduction concrète dans les faits. Il a défendu avec ardeur, conviction et force les valeurs de liberté et les droits de l’homme, maintenant il faut que cela s’accompagne d’une action – nécessairement avec d’autres – de dissuasion envers une Russie menaçante et d’une plus grande fermeté envers les régimes criminels – je pense notamment à la Syrie d’Assad. Donc la France est plus influente, oui, mais cela ne signifie pas non plus qu’elle puisse influencer à tous les coups. Trump n’écoute pas vraiment et d’autres dirigeants s’opposent à nos valeurs. C’est toute la difficulté de la diplomatie, mais aussi son impératif premier : convaincre d’autres de se joindre au combat.

Les techniciens de l’influence seront demain les porteurs de notre démocratie, écrivez-vous dans votre essai. Pour créer une intelligence mondiale, la France doit élaborer une stratégie complète pour pallier ce qui reste aujourd’hui sous-dimensionné au niveau extérieur : organisations, universités, éducation. Autrement dit, comment se donner les moyens d’une politique extérieure forte et ciblée. Comment vaincre l’inertie par la décision ?

Nicolas Tenzer : S’agissant de l’influence, il est nécessaire de poser quatre règles simples dans leur principe et, certainement, plus compliquées dans leur exécution. Mais faute de les prendre en compte, je crains que nous ne piétinions ou soyons pour le moindre très en retrait de ce que nous pourrions faire.

Première règle : nous devons définir une stratégie précise. Si nous ne savons pas pour quoi, avec quel objectif et comment nous voulons influencer, nous resterons trop désordonnés pour avoir un impact optimal. Je ne suis pas sûr que cette stratégie soit écrite.

Deuxième règle : il nous faut définir des cibles d’influence qui sont aussi multiples et ne se limitent pas aux chancelleries diplomatiques et aux dirigeants politiques. Je n’en citerai que quelques-unes : acteurs économiques, universités, centres de recherche, leaders d’opinion, agents des organisations internationales, grands médias, médias sociaux, ONG. Nous devons avoir une carte complète de ces cibles. Il est d’ailleurs frappant de voir que certains Etats autoritaires, dans leur action d’influence sinon de propagande, paraissent disposer d’une telle carte.

Troisième règle : nous devons réunir tous ceux qui peuvent relayer l’influence. Et là, nous allons, mais de l’autre côté de la barrière, retrouver les mêmes catégories que celles que je viens d’énoncer. Certes, il ne s’agit pas de les diriger, encore moins de les régenter. Chacun a et doit avoir, car c’est un atout, sa liberté. Beaucoup peuvent d’ailleurs beaucoup apprendre à la puissance publique. Mais nous devons faire en sorte qu’ils se sentent membres d’une même communauté, celle que j’avais appelée la « Maison France ».

Quatrième règle enfin : nous devons avoir à l’esprit une échelle de temps. Il existe des influences qui se développent sur le temps long (par exemple l’image d’un pays), alors que d’autres s’exercent à moyen, voire à court terme. Notre stratégie et les acteurs que nous mobilisons doivent tenir compte de cette échelle complexe dans laquelle ils doivent inscrire leur action.

La perception d’une Nation, sa dignité, sa durabilité et une certaine imprévisibilité caractérisent l’exercice du pouvoir au XXIe siècle. Que doit faire la France pour mieux appréhender son leadership sur la scène internationale, tout en conservant ses règles diplomatiques héritées d’une longue tradition de politique extérieure ?

Nicolas Tenzer : Répondre exhaustivement serait définir toute la politique étrangère de la France ! Je crois qu’on peut répondre par quelques principes.

Le premier consiste à ne jamais rien céder dès lors qu’il s’agit de nos valeurs essentielles parce qu’elles structurent notre légitimité sur la scène internationale. Je pense bien sûr aux droits de l’homme, au renforcement des organisations internationales et aux principes que nous pouvons, en termes kantiens, définir comme ayant une valeur universelle – notamment environnement, transparence, assistance aux pays en développement, principes de bon gouvernement. Si nous abandonnons ces principes, nous ne pèserons et ne vaudrons plus rien.

Le deuxième principe consiste à évaluer sans faux-semblants les menaces et les dangers. Si nous les sous-évaluons ou les percevons mal, notre politique sera aussi vouée à l’échec. C’est la base du vrai réalisme, sachant qu’un faux réalisme, assez courant aujourd’hui, consiste à dire que nous pouvons nous accommoder de puissances hostiles et aller dans la voie de l’apaisement. Cette orientation serait suicidaire et nuirait à notre dignité mais aussi à nos intérêts bien compris. En contrepartie, cela suppose d’être clairs sur nos alliances fondamentales, quand bien nous avons aussi des désaccords, parfois forts, avec nos alliés.

Le troisième principe, qui découle logiquement de ce qui précède, consiste à opérer une distinction claire entre les pays ou les régimes. Trop souvent, une conception essentialiste sinon naturaliste de la diplomatie consiste à considérer que certains pays sont par définition nos adversaires, je pense à la Russie par exemple. Ceux qui procèdent ainsi considèrent l’histoire comme arrêtée une fois pour toute et évoquent des traditions. Nous devons apprendre à nous opposer à des régimes et non à des pays. L’opinion, faute de discours clair, ne perçoit pas toujours les choses ainsi. Un risque relié consiste à penser que certains pays seraient par définition voués à une forme de déterminisme culturel et social qui les empêcherait d’accéder à la démocratie ou à respecter les droits de l’homme. La réalité du monde montre que ce sont au contraire des principes qui ont une valeur universelle de fait parce que des personnes, dans tous les pays, y compris moyen-orientaux, asiatiques et africains, se battent pour les droits. Nous devons être du côté de ceux-là, de tous les dissidents et de tous ceux qu’Emmanuel Macron a justement appelés les « combattants de la liberté ».

Quatrième règle, bien sûr : nous devons adapter notre défense et notre diplomatie aux nouvelles réalités du monde. Outre celles que j’ai évoquées dans le domaine de l’expertise, il faut aussi de plus en plus répondre à des menaces de type multiple, y compris idéologique. J’ai déjà rappelé l’importance de la désinformation et de la propagande. On ne la combattra pas si l’on reste ambigu quant à nos valeurs. Nous devons plus que jamais nous mobiliser au service de la vérité, répondre, et prendre conscience que notre diplomatie et notre défense doivent aussi répondre à une menace idéologique. Finalement, en matière d’influence comme de protection de notre sécurité, il existe un continuum trop peu souligné entre politiques intérieure et extérieure, entre illustration et défense de nos valeurs et action au niveau mondial.

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29 Décembre

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Club Italie-France: Team - Eleonora Pizzanelli
Interview réalisée par
Eleonora Pizzanelli