
Michela Marzano
Club Italie-France : Vous êtes auteur, philosophe, professeur. Vous avez un rôle très actif dans toutes ces diversités de travail : vous participez à des débats, vous présentez vos livres, vous enseignez à vos élèves une manière de penser et de comprendre la vie qui part des études et qui prend ses racines dans les problématiques de la société contemporaine, en donnant vie à des réflexions concrètes. Comment appréhendez-vous aujourd’hui la responsabilité des intellectuels, des auteurs, des enseignements et des philosophes ? Ne remarquez-vous pas un retour de l’intellectuel « pur», confronté aux problèmes modernes, alors que peut-être l’intellectuel devrait recommencer à se montrer engagé ? Pensez-vous que cela soit à cause d’une crise idéologique, d’un réflexe actuel, sur lequel l’individualisme prévaut sur la solidarité ?
Michela Marzano : Je pense qu’effectivement, il est nécessaire que l’intellectuel redevienne engagé et arrête de se retrouver coincé dans une tour d’ivoire, parce que plus que jamais il est devenu fondamental aujourd’hui de revenir à la pense critique pour communiquer, transmettre aux jeunes un certain savoir pour les orienter. Le monde dans lequel nous vivons est complexe, et à l’intérieur de cette complexité, l’intellectuel doit donner des clefs de lectures pour donner la possibilité de comprendre et de lire des phénomènes que l’on ne connaissait pas avant, il doit redonner confiance. Nous vivons actuellement dans une époque où il y a peu de confiance. Les sociétés modernes sont effectivement caractérisées par la peur et l’incertitude, et dès à présent, j’estime que nous devons rétablir la confiance. Seuls les intellectuels peuvent vraiment la refonder pour l’enseigner, la communiquer, pour permettre à la jeunesse de repartir sur de meilleures bases pour reconstituer une sorte confiance en soi.
“Il y a des moments de difficultés, de défis, de chutes… mais on doit pouvoir se relever pour pouvoir résoudre ces difficultés.”
Club Italie-France : Une quête de sens, comme vous l’avez-vous-même définie, émerge de nos années difficiles. Vous avez cité le médecin et le philosophe français Georges Canguilhem, qui affirmait comme quoi derrière les succès sociaux se cache souvent un « échec existentiel ». Pensez-vous que cet échec existentiel, que nous payons, pour se voir tout le temps gagnant, soit en réalité un indice qui montre un profond manque de sens, répété depuis des années ? Comment retrouver ce sens important ?
Michela Marzano : Cette demande du sens, liée à celle de la confiance est effectivement très centrale. Nous ne savons plus d’où nous venons et où nous allons, et en conséquence, nous nous interrogeons sur le sens que peut avoir la vie. Et il est clair que la vie n’est pas un long fleuve tranquille ! Il y a des moments de difficultés, de défis, de chutes… mais on doit pouvoir se relever pour pouvoir résoudre ces difficultés. Le sens de la vie arrive néanmoins lorsque l’on est contraint à être une personne autre de ce que nous sommes, et il n’y a pas la possibilité d’être soi-même parce qu’il y aura toujours quelque chose qui nous fera dire ce qu’on devra faire, exprimer ou être.
Club Italie-France : Vous êtes également députée, plus dans le PD (parti démocratique) mais dans un groupe mixte. Vous vous êtes affirmée pour les valeurs pour lesquelles vous vous êtes combattues, comme les droits civils et de la femme, la loi sur le double nom de famille, le parcours de continuité affective concernant les adoptions. Le Parti démocratique, cependant, selon votre avis, n’a pas défendu de manière cohérente ses propres valeurs. Dans quelles mesures ressentez-vous le caractère dysfonctionnel de la politique italienne, et quelles sont les différences que vous observez entre cette dernière et celle de votre pays d’adoption ?
Michela Marzano : Je ne crois pas qu’il y ait tant de différence entre la politique italienne et française. Pourtant, elle aurait tendance à s’affaiblir un peu. D’autant plus, et je me permets de le rappeler, quand Luigi Bersani, secrétaire du PD a décidé d’accepter ma candidature pour le parti, on m’a demandé de mettre en avant ces batailles, que je menais depuis des années autant en France qu’en Italie. Après cela, et je le dirai toujours : ce n’est pas moi qui a abandonné le parti démocrate, mais c’est le PD qui m’a laissée. Il a perdu de vue les valeurs et les idées pour lesquelles il m’avait incitée à manifester pour des changements en Italie.
Club Italie-France : Tout en résidant en France, vous vous battez pour que l’Italie, pays que vous n’avez jamais abandonné, soit plus préparé socialement, culturellement et politiquement parlant. Suite à la crise économique, l’Italie semble être touchée par une crise idéologique et culturelle. Vous avez ainsi parlé d’un « provincialisme culturel italien ». Que manque-t-il à l’Italie pour être plus préparée, selon vous, et que devrait-elle acquérir en plus ? Quelles différences constatez-vous entre la société française et la société italienne ?
Michela Marzano : Un élément qui caractérise beaucoup la société italienne, à mon avis, est l’idéalisation de « l’ailleurs ». Cette tendance à imaginer, qu’ailleurs, on trouvera toujours des choses qui iront bien, voire mieux, et qui quelques fois se révèlent conformes à nos illusions ou non. Il manque à l’Italie la capacité de se valoriser, d’améliorer ce qu’elle a et ce qu’elle n’a pas, en prenant en compte bien sûr les choses qu’elle possède ou non. Les italiens verront toujours le verre à moitié vide. Et ainsi, ils ne valorisent pas ce qui est important ou ce qu’il y a d’exceptionnel dans leur identité : les compétences, prendre des risques, l’histoire, la tradition… tout ce qui a permis en effet aux italiens qui vivent à l’étranger de réussir ailleurs que dans leur pays. Si je peux donner un conseil aux italiens, il ne faut jamais oublier tout ce qui est issu de notre territoire, de notre histoire, des batailles qu’on fait nos pères, nos grand-parents, nos intellectuels car c’est l’identité de l’Italie. En France, en revanche, la culture du pessimisme domine comme le fait de ne pas savoir prendre de décisions, mais il y a toujours une fierté d’être français.
“La rencontre avec l’autre nous rend plus sensible, plus riche. C’est vrai que l’abandon de son pays d’origine est difficile. Mais quand on part, un peu de souffrance reste, qui ne veut pas nous quitter.”
Club Italie-France : Vous vivez à Paris depuis désormais de nombreuses années. Votre travail, vos études et vos émotions, tout a débuté et s’est poursuivi ici, malgré le lien indéfectible que vous portez à l’Italie. Comment cela se fait-il que vous ne soyez pas revenue en Italie ? Qu’est-ce qui vous lie à Paris, et qu’est-ce qui vous connecte au contraire, à notre pays ? Que diriez-vous à une jeune personne qui, désillusionné par l’Italie a pour intention de s’établir en France ?
Michela Marzano : Je dirai que l’expérience est superbe, mais aussi compliquée à vivre. Mais je vis toujours entre deux langues, deux pays, deux mémoires, deux histoires partagées, et en même temps, cela m’enrichit et me créé une sorte de nostalgie continue… Quand je suis en France, l’Italie me manque et quand je suis en Italie, la France me manque. Alors, quel conseil donner? Venez en France, même pour apprendre, connaître, pour vous ouvrir, découvrir, rencontrer des gens… La rencontre avec l’autre nous rend plus sensible, plus riche. C’est vrai que l’abandon de son pays d’origine est difficile. Mais quand on part, un peu de souffrance reste, qui ne veut pas nous quitter.
Club Italie-France : Vous étiez rapporteuse sur la loi sur le double nom de famille, retirée quand vous l’aviez proposée. Cette loi aurait pu positionner l’Italie en tant que pays précurseur face à la France et d’autres états européens. À ce jour, depuis que la décision de la Cour Constitutionnelle a été prise et que le Sénat légifère sur le sujet, il est impossible d’attribuer seul le nom de la mère. D’une même manière, vous vous êtes exprimée sur la fécondation hétérologue, une des diverses formes de procréation médicalement assistée. Il existe en France une expression pour définir « les parents sociaux » et les parents « biologiques », le don de gamètes légitimé en 1994, sur la base des principes de la gratuité et de l’anonymat. De plus, le gouvernement français prévoit l’ouverture en 2018 de la procréation assistée à toutes les femmes, célibataires ou homosexuelles. En Italie, la fécondation hétérologue est possible depuis 2014, mais en Lombardie par exemple, les procédures pour passer de la théorie à la pratique et ses lignes et règles intrinsèques n’ont pas été définies. Pourquoi, selon vous, l’Italie souffre encore de retards sociaux et culturels, qui influent sur tous les milieux ?
Michela Marzano : Le problème est, qu’en Italie, lorsqu’il faut affronter les questions qui sont tendance à être politiquement sensibles, il y a une sorte de blocage. Une sorte d’héritage archaïque, fondé sur un type de machisme est très présent dans la vie sociale et politique italienne. Mais votre question faisait référence à la loi sur le double nom de famille. En outre, concernant la question de l’insémination artificielle, la présence dominante de l’Eglise catholique rentre en jeu. Cette dernière a fait rentrer au Parlement, sans connaître les tenants et les aboutissants, des discours sur la famille, comme quoi il devait exister une famille normale. Le désir d’enfant n’est plus ce que voudrait la paternité et la maternité. Il y a encore du chemin à faire en Italie.
Club Italie-France : L’affaire Weinstein a ouvert une boite de Pandore. Les années de paternalisme, de femmes dans la réserve, incapables de s’autodéterminer, en manque de culture du respect, sont désormais sous les feux des projecteurs. Dans un article récent, vous écrivez que celui qui détient le pouvoir, comme l’affirmait Montesquieu, est porté à en abuser et ne voit pas de limites. Pourquoi pendant toutes ces années, nous n’avons pas été en mesure de poser des limites, à commencer par l’Etat. Et au contraire, les femmes ont 6 mois de délai imparti pour dénoncer les violences subies, comme une date d’échéance. Comment avons pu voir dans le triste exemple des étudiantes violées par des policiers, l’idée qu’une femme abusée ait au fond quelque responsabilité au fond ? Pourquoi cette culture de la honte inversée s’est-elle imposée, et comment s’est-elle jointe au pouvoir qui, finalement, ne la défend pas ?
Michela Marzano : Parmi les derniers travaux parlementaires que j’ai pu effectuer dernièrement , j’ai déposé une proposition de loi qui requiert une limite de temps pour pouvoir déposer une plainte pour celles qui ont subi ou subissent des violences sexuelles, allongée de 10 ans. En essayant de justifier le fait qu’une femme subit ces formes de violence, il y a besoin de temps se reconstruire, faire la paix avec soi-même, trouver les mots pour parler et retrouver un cadre qui lui permette de parler. J’insiste dessus, parce que même si depuis quelques temps, la parole des femmes s’est libérée, en Italie, l’attitude qu’il y a eu, d’hostilités envers les femmes, elles ont tout de même dénoncé les violences subies. Asia Argento a décidé par ailleurs pendant un long moment de s’enfuir de l’Italie, accompagnée de femmes qui souffraient comme elles. C’est ça, le véritable paradoxe.
Club Italie-France : Le drame de la « fin de vie » nous concerne tous. La dignité des personnes consiste aussi à obtenir le droit de pouvoir décisionnel sur sa propre vie et sur sa propre mort. A ce jour, la loi sur le consensus informé et les dispositions anticipées de traitement (DAT) comme le testament biologique est finalement tout à fait légitimé. Un léger pas de progrès semé en Italie, avec le cas Englaro et la bataille courageuse menée par le père d’Eluana. Comment a-t-il été possible d’affirmer sa propre liberté individuelle et d’obtenir le droit à l’autonomie personnelle ? Combien d ‘efforts a-t-il fallu pour mener à bien ce combat ?
Michela Marzano : Par chance, la loi sur les directives anticipées et de la fin de vie a été approuvée. Nous avons réussi ! Bien sûr, il a fallu attendre longtemps, car, encore dans le cas de l’insémination et la fécondation artificielles, les questions sur la fin de vie sont devenues sensibles. Après cela, et heureusement, le principe d’autonomie a été pris au sérieux avec la question de l’autodétermination. Mais cela ne suffit pas. Il faut continuer à aller de l’avant parce que la loi italienne ne prend pas en compte tous les cas possibles. Nous espérons que la prochaine législature reparte des débuts, qu’ils y soient des personnes capables de défendre des points de vue pour ceux qui souffrent et qui ne devraient jamais être privés de leurs propre subjectivité.
“J’essaie d’expliquer à mes étudiants dans quelles mesures l’être humain doit être respecté, parce que seul à travers le respect, on en reconnait son intérêt et sa dignité.”
Club Italie-France : Dans un article, vous avez évoqué la réaction d’Etienne Cardiles, compagnon de Xavier Jugelé, le policier tué sur les Champs- Elysées. Vous avez souligné le fait qu’ « il est important de ne jamais perdre de vue les valeurs fondamentales de notre démocratie occidentale. Il faut se battre contre la haine, mais pour elle, ne jamais y céder. Il faut se défendre contre la barbarie, mais pour ceci ne jamais oublier que quiconque peu commettre le mal quand il imagine que l’unique moyen pour se confronter à l’intolérance soit celui de devenir intolérant » comme le disait Hannah Arendt. Comme réaction face au terrorisme, il y a souvent une instrumentalisation d’une certaine composante de la politique, qui se base sur l’islamophobie, et cette islamophobie est vouée à « ne pas haïr », comme l’affirme notre culture, notre intelligence, notre solidarité. Le fait de ne pas haïr est-il une utopie ?
Michela Marzano : Non, je ne pense pas que ce soit une utopie. Je crois surtout que c’est un devoir de transmettre les valeurs de la charité de l’amour et de la non-haine pour la jeunesse. Nous vivons dans une société très violente, extrêmement conflictuelle, dans laquelle la notion de respect est moindre. Je me base sur l’amitié quand j’enseigne la philosophie morale avec mes étudiants. Et j’essaie de leur expliquer dans quelles mesures l’être humain doit être respecté, parce que seul à travers le respect, on en reconnait son intérêt et sa dignité. De plus, l’absence de haine, est une conséquence du respect. C’est pour cela qu’elle n’est pas une utopie. J’enseigne aux plus jeune que chacun mérite le respect, un tant soit peu que l’humain soir empreint de dignité. Je leur permets de comprendre pourquoi il n’est pas possible d’haïr les autres. La haine détruit.
Club Italie-France : Vous êtes une fervente supportrice, dans chaque domaine, de la liberté. La liberté d’opposer un refus à un chef violent, la liberté de décider de comment commencer et finir sa vie, la liberté d’affirmer les choix qui impliquent notre individualité, la liberté de vivre selon les principes de la démocratie, la liberté d’un homme à dire publiquement à son ami décédé qu’il l’aime, dans ce dernier exemple, au sus-cité Cardiles . Quelle est l’essence de la liberté, selon vous ?
Michela Marzano : J’aime toujours me rappeler, qu’avec Cardiles, j’ai conceptualisé pour le première fois la notion de liberté ou du contexte politique, comme avec Joshua Hart Mill, père du libéralisme. Il disait que la meilleure manière de trouver dans chaque être humain l’expression de sa propre spécificité et se distinguer des autres est d’aller à la recherche de ce qui nous différencie des autres ! Pour quels motifs dis-je cela ? La liberté de pouvoir dire moi, la liberté d’être différent, la liberté de ne pas suivre le monde comme qu’il est mais de pouvoir s’y opposer s’il ne correspond pas à mes attentes. La liberté absolue n’existe pas. Chacun de nous est inscrit dans l’espace spatio-temporel. Il existe de limites, et la réalité par définition s’oppose à l’omnipotence du désir. Et la liberté consiste justement dans l’individualité, dans quelles sont les limites pour éviter de faire du mal aux autres et de se donner les moyens possibles pour construire petit à petit les projets de vie, tout en cherchant dans la mesure du possible l’accomplissement de ses propres désirs.
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Interviews du
15 Avril
Informations
Historien, Politologue
Philosophe, essayiste, auteur et journaliste à la Repubblica, Michela Marzano habite à Paris depuis 1998. Arrivée dans la capitale française après avoir obtenu un doctorat en recherche de Philosophie à l’Ecole Normale de Pise avec Remo Bodei, elle devient à 36 ans habilitée comme professeur à l’université, et est actuellement directrice du Département des Sciences sociales (SHS à la Sorbonne) et professeur ordinaire de philosophie morale à l’université Paris Descartes. Elle a été classée récemment parmi les cinquante penseurs les plus influents de France par la revue du Nouel Observateur.
