
Michel Maffesoli
Club Italie-France : Votre dernier livre La Nostalgie du sacré (à paraître en février) se penche sur le retour du religieux dans nos société et dénonce un certain pessimisme de notre société. Quels sont les causes de ce pessimisme dans la société moderne ?
Michel Maffesoli : En effet, dans mon livre à paraître en Mars, La Nostalgie du sacré (Editions du Cerf, 2020) je montre qu’au-delà du rationalisme qui a été la marque spécifique des temps modernes, on voit réapparaître de nos jours une appétence pour le religieux et le sacré et ce sous toutes ses formes. Il est intéressant d’ailleurs de noter que ce retour du sacré est particulièrement perceptible chez les jeunes générations. Celles-ci, tout à la fois sont attirées par les valeurs corporelles, par l’hédonisme ambiant et en même temps sont fascinées par la mystique et le spirituel dans son sens le plus large. C’est ce qu’au travers d’un oxymore j’ai nommé un matérialisme mystique. Il est certain que les tenants de la « société officielle » qui restent sur l’échelle de valeurs propre à la modernité ont du mal à comprendre ce qui est en gestation dans la postmodernité, d’où leur pessimisme. Mais il faut être attentif au fait que ce sont essentiellement les jeunes générations qui constituent la société de demain auxquelles nous avons intérêt à être attentifs.
“Il est intéressant de noter que quand on regarde sur la longue durée les histoires humaines, on remarque que toute décadence est suivie d’une forme de renaissance.”
Club Italie-France : Vous êtes le père du concept de postmodernité : c’est à dire une sorte de renaissance qui marque l’affaiblissement des valeurs modernes. Qu’est-ce que c’est donc “être post-moderne » ?
Michel Maffesoli : Dans mon livre Être postmoderne (Éditions du Cerf, 2018), je montre en effet qu’une époque est en train de s’achever. Cette époque moderne qui s’inaugure au 17e siècle avec le cartésianisme, qui se conforte au 18e avec la philosophie des Lumières et qui se systématise tout au long du 19e siècle avec les systèmes sociaux, tout cela est en train de laisser la place à ce que faute de mieux on peut appeler postmodernité. D’une manière générale, il est d’ailleurs intéressant de noter que quand on regarde sur la longue durée les histoires humaines, on remarque que toute décadence est suivie d’une forme de renaissance. Ainsi l’échelle de valeurs qui fut celle de la modernité, individualisme, rationalisme, progressisme est en train de laisser la place à un ensemble de valeurs alternatives se caractérisant par l’émergence de l’idéal communautaire, l’importance de l’émotionnel et l’accent qui est mis sur le présent. C’est ce glissement d’un ensemble de valeurs à un autre que je m’emploie à analyser depuis de longues années et dont le résumé se trouve dans mon livre Être postmoderne.
Club Italie-France : Vous avez affirmé : “Selon moi, nous sommes à la fin d’une époque. C’est la fin d’un monde.Pas la fin du monde”. Quel rôle a joué la technologie dans la fin de l’époque moderne et ses valeurs ?
Michel Maffesoli : Si on suit les analyses de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ou celle de Thomas Kühn, Structures des révolutions scientifiques, on peut se rendre compte que la technologie a contribué à désenchanter le monde. En particulier en isolant les individus les uns par rapport aux autres et en privilégiant la rationalité qui est systématisée en rationalisme. D’une manière paradoxale, il se trouve que contemporainement et c’est ce qui caractérise l’époque postmoderne, cette même technologie est en train de réenchanter le monde. Il faut en particulier souligner que 70% du trafic d’Internet n’est rien moins que fonctionnel, mais met l’accent sur le ludique, sur les réflexions philosophiques ou religieuses. C’est en ce sens que j’ai indiqué que la « fin d’un monde n’est pas la fin du monde », mais que l’on voit re-émerger une manière d’être ensemble que l’on peut appeler holistique en ce qu’elle mobilise non pas une caractéristique humaine, mais l’ensemble des paramètres constituant tout un chacun et la société en son ensemble.
Club Italie-France : En France les gilets jaunes, en Italie les sardines. Les rues en Europe sont envahies par les manifestants. D’où vient cette méfiance envers les élites qui traverse non seulement l’Europe mais le monde entier?
Michel Maffesoli : L’on observe un peu partout de par le monde et les gilets jaunes en France et les « sardines » en Italie sont particulièrement caractéristiques de ces soulèvements populaires, ces insurrections, ces révoltes contre les élites contemporaines. Nous ne sommes qu’au début de ce processus dans lequel le désaccord entre le peuple et les élites va devenir de plus en plus important.
“La multiplication des créations d’entreprises, parfois éphémères, mais non moins réelles est un bon indice pour comprendre le glissement qui est en train de s’opérer entre le travail et la création.”
Club Italie-France : Dans votre livre “Être postmoderne” vous affrontez la notion de travail. Aujourd’hui le manque de travail est cause de souffrance pour beaucoup de personne. Quelle est l’évolution que nous sommes en train de vivre à ce sujet ?
Michel Maffesoli : Parmi les caractéristiques propres à la modernité, on trouve en première place ce qu’il est habituel d’appeler la « valeur travail ». De Kant à Karl Marx, le travail est ce qui permet « la réalisation de soi et la réalisation du monde ». Il est important de noter que cette valeur travail, contemporainement, en particulier pour les jeunes générations, n’occupe plus la place de choix qui était la sienne. Il est fréquent d’entendre, dit sous cette forme ou d’autres, « qu’on n’a plus envie de se réaliser par le travail. A la place, on voit émerger l’importance de la création ou de la créativité. La multiplication des créations d’entreprises, parfois éphémères, mais non moins réelles est un bon indice pour comprendre le glissement qui est en train de s’opérer entre le travail et la création. C’est une évolution importante à laquelle il y a lieu d’être attentif et qui va certainement marquer en profondeur la postmodernité.
Club Italie-France : Un autre point de rupture entre les élites et le peuple est la détérioration des services publiques. Le citoyen paye les impôts, mais il a l’impression que son argent ne soit pas correctement employé. L’État est-il encore capable de gérer la machine des services publics dans l’époque de la globalisation ? “L’anarchie est l’ordre, sans l’État.” Sommes-nous en train d’aller vers une époque d’anarchie dans laquelle l’État disparaîtra ?
Michel Maffesoli : Il est certain que la dimension verticale propre au service public et au mythe du progrès est en train de laisser la place à une autre manière d’être ensemble. La formule d’Élisée Reclus, « l’anarchie, c’est l’ordre sans l’État » caractérise bien ce qui est en train de se passer dans la vie sociale. Retour des structures proxémiques, nouvelles formes de solidarité ou nouvelles formes de générosité, qui, Internet aidant, sont en train de se développer. Il ne faut pas oublier que l’idéologie du service public qui, à partir du 19e siècle a caractérisé la vie en société, est devenue une instance particulièrement abstraite et n’ayant rien à voir avec la vie sociale en son ensemble. Les soulèvements dont on a parlé sont les formes paroxystiques de cette évolution.
“La culture classique issue de notre tradition gréco-latine est en train de retrouver une place de choix.”
Club Italie-France : Aujourd’hui on assiste à une sorte de dénigration de la culture classique. Dans un monde de plus en plus dominé par la technologie, les lettres ont très peu d’espace. Quelle est l’importance de la tradition gréco-latine pour interpréter les faits d’actualité ? C’est peut-être le manque de connaissance des élites qui leur empêche d’interpréter correctement les problématiques de notre époque ? Je pense en particulier à la France et à l’Italie, dont la culture classique imprègne encore notre quotidien…
Michel Maffesoli : Ainsi que je l’ai indiqué dans un livre intitulé La Postmodernité à l’heure du numérique (éditions François Bourin, 2016), on peut observer que la culture classique issue de notre tradition gréco-latine est en train de retrouver une place de choix. Autant on peut remarquer que le latin et le grec sont délibérément occultés dans l’enseignement officiel, autant on peut observer une appétence indéniable pour les débats constitutifs de cette culture classique. Là encore je renvoie à ce que j’appellerais « une ruse de la technique » qui fait de multiples groupes sociaux, réseaux et forums divers vont mettre l’accent sur cette dimension que l’école officielle a oublié, à savoir le débat sur le spirituel, sur le culturel, toutes choses mettant l’accent sur un nouvel ordre symbolique en gestation.
Club Italie-France : Votre patronyme signe une ascendance italienne. Vous la revendiquez souvent ? Quel rôle a eu cette ascendance italienne dans votre vie ?
Michel Maffesoli : En effet, mon patronyme souligne bien l’ascendance italienne qui est la mienne. Peut-être est-ce cela qui a permis le fait que tout à la fois les divers livres que j’ai écrits, les diverses conférences que j’ai faites de par le monde, tout cela repose, lointainement, sur les valeurs italiennes : l’hédonisme, le sens de la communauté et l’importance du présent, toutes choses se résumant au travers de la formule latine : Carpe diem.
Club Italie-France : Aujourd’hui le thème de la diversité est très d’actualité. Non seulement en France, mais dans l’Europe entière. N’oublions pas que la devise de l’Union Européenne est “In varietate concordia” “Unie dans la Diversité“. Est-il vraiment possible d’arriver à unecohésion à travers la diversité, et comment ? Pour l’instant les différences sont souvent source des disparités…
Michel Maffesoli : Une des spécificités importantes de la postmodernité est, en effet, la diversité ou pour l’indiquer avec plus de justesse le multiculturalisme. Certes il y a nombre d’éléments qui soulignent l’uniformisation du monde, mais dans le même temps il faut insister sur ce « en même temps », on voit se développer les spécificités culturelles et les diverses manières de vivre, au quotidien, la vie sociale. Pour le dire d’une manière imagée, je pense que la figure de la mosaïque va être l’élément essentiel de la postmodernité. C’est-à-dire une cohésion sociétale, mais chaque tribu, chaque région devenant l’élément important. C’est ce que j’ai appelé, à l’image du Saint Empire romain germanique, le retour de l’idée impériale. Repérons que la circulation estudiantine un peu partout de par l’Europe est certainement un gage de cette diversité.
“Il y a une proximité étroite entre l’Italie et la France. Si cette collaboration se conforte et se développe, cela pourra relancer le projet européen.”
Club Italie-France : Pensez-vous que la France et l’Italie ont des valeurs communes ? En effet, beaucoup d’italiens – ou avec des origines italiennes – sont devenus des personnalités très importantes en France pensons par exemple à Enrico Letta, Maurizio Serra, Carlo Ossola et beaucoup d’autres (et c’est le même pour les français en Italie). Selon vous, la coopération franco-italienne peut-être un atout important et devrait être renforcée davantage pour relancer le projet européen ?
Michel Maffesoli : Il y a en effet une proximité étroite entre l’Italie et la France. Et ce, tout aussi bien sur le plan culturel que sur le plan économique. Soulignons que cette complémentarité ou cette proximité vient de fort loin et même si cela a connu des moments moins forts, on peut penser qu’au travers justement des circulations juvéniles elle retrouvera une force et vigueur indéniables. Si cette collaboration se conforte et se développe, cela pourra relancer le projet européen. Nombre d’indices vont en ce sens, on peut espérer qu’ils aboutiront concrètement à renforcer la solidarité dont il est question.
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Interviews du
12 Février
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sociologue
Il est professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut Universitaire de France.
