Club Italie-France: Marc-Olivier Strauss Kahn

Marc-Olivier Strauss-Kahn

Club Italie-France : L’inflation actuelle est-elle structurelle ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : Après une dizaine d’années d’inflation très faible (‘‘lowflation’’ diraient les Américains) dans les économies avancées (EA), risquant de dégénérer en déflation, certains facteurs structurels se sont inversés. Mais je ne peux ici que brièvement les illustrer. En gros des années 1990 à 2010 se déploie d’abord une « mondialisation » (‘‘globalisation’’) due à l’intégration commerciale de la Chine et de l’Inde avec leurs coûts de production plus bas. S’y ajoutent des facteurs dits de « stagnation séculaire » : un ralentissement de la productivité et donc de la croissance, associé au vieillissement des populations dans les EA (et même la Chine), contribuant à un surplus d’épargne et une baisse des taux d’intérêt et, partant, des coûts financiers. Quant à la numérisation, son effet de réduction de certains prix technologiques se fait sentir plus vite que son impact sur la croissance.

Or cette mondialisation s’est essoufflée avec le rattrapage des salaires chinois qui a rogné leur compétivité-prix, a fortiori dès 2017 avec la guerre commerciale lancée par D. Trump (‘‘slowbalisation’’). Lui succède désormais une période de « fragmentation » géopolitique (plutôt que de dé-mondialisation), un temps masqué par la similarité des politiques économiques menées par tous les pays face à la pandémie. Parallèlement, la prise en compte du dérèglement climatique implique des hausses de coûts liées à la transition vers un développement plus durable (‘‘greenflation’’) et l’obsolescence de certains facteurs de production (énergie fossile et technologies associées …).

Club Italie-France : Quels rôles jouent des facteurs plus cycliques ou temporaires ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : Des facteurs cycliques, voire des chocs qu’on espère temporaires, renforcent l’inflation actuelle, du côté de la demande comme de l’offre en affectant les comportements et les anticipations. Du côté de la demande, le soutien des politiques économiques en 2020-21 fut sans précédent … comme le fut la pandémie. Tel le médecin qui met un accidenté en coma artificiel le temps de restaurer ses forces, confinement et « quoi qu’il en coûte » ont servi de même pour l’économie afin de préserver les facteurs du capital et du travail … le temps « d’aplanir la vague ».

Et la reprise fut initialement aussi forte que la récession même si les variants du virus l’ont entrecoupée ! 

Pour autant, l’offre n’a pas bien suivie du fait de la disruption de circuits de production ou d’approvisionnement, notamment en Chine très fermée jusqu’à récemment. Ce déséquilibre semblait temporaire en 2021 ; mais survint la guerre en Ukraine, aux portes de l’Europe. Le choc d’offre a alors été exacerbé par l’arrêt, même progressif, et/ou le renchérissement brutal d’approvisionnements multiples (énergie, produits agricoles, etc.).

L’incertitude affecte les comportements et les anticipations en risquant d’exacerber les déséquilibres. Deux exemples !

Le premier sur les comportements : l’offre et les circuits de distribution avec le manque de « puces » électroniques. Non seulement celles-ci étaient produites en Asie alors que le coût des transports internationaux s’envolait ; mais des intermédiaires en ont accentué l’attrition en les stockant par crainte de pénurie ou appât de profits futurs … Comme le papier toilette a pu manquer dans les supermarchés dévalisés en début de pandémie !

Le second (double) exemple, plus grave, concerne les anticipations : d’une part celles sur l’inflation elle-même qui risquent de se « désancrer » des 2% annuels ciblés par les grandes banques centrales, favorisant une spirale à la hausse ; d’autre part, sur les salaires des pays concernés dans une course-poursuite avec les prix ; en effet, la stagflation actuelle (forte inflation et faible croissance) s’accompagne d’un chômage modéré et d’une tension inédite sur les recrutements. Pour limiter de telles anticipations et revenir vers 2% d’inflation à moyen terme, les banques centrales doivent augmenter les taux d’intérêt, ce qui rehausse par ailleurs les frais financiers nominaux (même s’ils n’augmentent pas en termes réels) …

Club Italie-France : Mais alors, les banques centrales : pompiers ou incendiaires ?  

Marc-Olivier Strauss-Kahn : Après avoir été encensées, les banques centrales sont de nouveau facilement critiquées. Pendant les crises (celles débutant vers 2008 ou 2020), beaucoup célébraient pourtant leur action à la fois immédiate et discrète, à la différence des longs débats publics aboutissant aux votes budgétaires. Les crises auraient été plus graves et plus longues sans leurs baisses des taux d’intérêt directeurs, leurs approvisionnements en liquidité et même leurs rachats de titres publics (dont l’émission massive aurait sinon fait remonter les taux longs).

Cela dit, le médecin déjà évoqué doit sans cesse réévaluer l’état du malade et l’effet des médicaments administrés ; de même, la banque centrale doit intégrer les informations nouvelles et les délais d’action monétaire sans pour autant déstabiliser les marchés financiers. Certains s’inquiétaient à juste titre qu’on leur en demande trop. D’autres trouvent plus facile de les critiquer ex post. Prenons le cas de la BCE faisant face en 2021 à une inflation moindre que la Fed confrontée à l’impact des plans budgétaires US géants ; ce n’est donc qu’après la Fed qu’elle a remonté ses taux, à une vitesse d’ailleurs accélérée (375 points de base en 1 an) après l’invasion russe en 2022 aussi peu prévisible que très déstabilisante. Avec le bénéfice du recul, cela peut apparaitre trop tard ; mais en avril 2011, on lui avait reproché d’avoir remonté ses taux trop tôt au risque de casser la reprise, d’où un mouvement inversé peu après.

Dans un univers incertain, les banques centrales doivent être jugée sur longue periode en gardant la confiance des citoyens et rester crédibles sur leur engagement à assurer la stabilité des prix à moyen terme. Elles doivent pour cela s’assurer que ses signaux monétaires sont bien transmis au sein d’un système financier résilient.

Club Italie-France : Quels risques financiers révèlent les turbulences bancaires récentes ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : Les décisions monétaires se transmettent mieux à l’économie si elles ne déstabilisent pas les institutions financières, notamment les banques. Les banques centrales sont donc souvent associées, plus ou moins étroitement, aux missions de régulation et de supervision visant à limiter les phénomènes de contagion. La meilleure surveillance financière à laquelle elles ont aussi contribué a d’ailleurs permis que le système financier, qui fut partie du problème en 2008, devienne partie de la solution en 2020 … Suite au choc sans précédent de la pandémie, les banques ont tenu et ont même contribué à relayer l’action budgétaire, comme par exemple les Prêts Garantis par l’Etat en France.

Jusqu’en 2023, peu de banques ont été menacées. Comment interpréter les faillites bancaires américaines récentes ?  Au risque d’être sommaire, j’insisterai sur le fait que l’Administration Trump avait réduit les contraintes et la surveillance des banques américaines de taille moyenne. A cela s’est ajoutée une gestion très critiquable par les responsables bancaires concernés, e.g. ceux de Silicon Valey Bank : par exemple ces derniers semblaient avoir oublié qu’ils détenaient d’énormes quantité de fonds à court-terme investis dans des obligations à long terme dont la valeur de marché a chuté aussi vite que les taux d’intérêt sont remontés. L’absence de prise en compte de risques basiques (taux d’intérêt, liquidité …) a été exacerbée par la possibilité de transférer par de simples clics électronique des milliards, précipitant un bank run aux effets contagieux, au moins psychologiquement. A part le problème de Crédit Suisse, qui était déjà connu, l’impact systémique à court terme a été jusqu’ici limité pour l’essentiel aux Etats-Unis.

Club Italie-France : Les risques sur la finance et ceux évoqués plus haut sur le climat peuvent-ils être reliés ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : De même que le dérèglement climatique peut affecter à terme (ou par anticipation) l’inflation et donc la politique monétaire, il ne saurait être sans effet sur le financement de l’économie et plus généralement la finance. Une fois encore, je ne ferai que résumer certains aspects de l’impact du climat sur la finance et de celui de la finance sur le climat.

Pour mieux analyser l’impact du climat sur la finance, on distingue désormais les risques « physiques » des risques « de transition ». Les risques physiques sont les plus simples à illustrer du fait de maisons et d’usines inondées ou brulées fragilisant le remboursement de prêts ou les assurances. Les montants peuvent être très élevés et supposent des recensements et des évaluations coûteuses au fur et à mesure que des zones apparemment immunes sont affectées. Les risques de transition sont moins faciles à cerner mais potentiellement précoces lorsqu’un actif apparemment sain est remis en cause, par exemple du fait d’une technologie énergivore. On parle alors d’actifs échoués (stranded assets) comme des véhicules polluants sans parler d’usines à fermer. Ces deux types de risques sont désormais pris en compte dans des tests sur la résilience financière.

Dans l’autre sens, celui de l’impact de la finance sur le climat, la lutte contre le dérèglement climatique doit être financée de même que la finance doit aider au développement durable et à l’économie verte, circulaire, etc. Avant même mon départ de la Banque de France, celle-ci avait lancé le « NGFS » (Network for Greening the Financial System ou Réseau pour le Verdissement du Système Financier). Elle en assure le secrétariat au niveau mondial auprès de plus d’une centaine de banques centrales et de régulateurs nationaux. Ce réseau publie ses travaux et organise des conférences, sources de recommandations qui ne peuvent avoir force de loi mais qui visent à les inspirer et en attendant à discipliner les acteurs et les marchés.

Et la politique monétaire, me direz-vous, est-elle concernée puisque le dérèglement climatique peut nourrir une inflation plus élevée ?  Elle prend de plus en plus en compte l’impact du climat, et sur la finance et sur l’économie, d’autant que son horizon n’est pas à court-terme. Certains militent pour que la politique monétaire, comme la régulation, pénalise les investissements les plus néfastes ou favorise les plus bénéfiques. D’autres s’inquiètent au contraire des distorsions que cela peut créer dans le fonctionnement des marchés ou simplement de l’accumulation d’objectifs fixés aux banques centrales, au-delà de la stabilité des prix déjà affectée par la stabilité financière.

Club Italie-France : Est-ce votre souci du dérèglement climatique qui vous fait soutenir l’association Friendship ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : Friendship est une ONG du Bangladesh (www.friendship.ngo), créée il y a 20 ans par une leader charismatique, Runa Khan, soutenue notamment par l’association Friendship France au conseil d’administration de laquelle je suis fier de participer (www.friendship-france.fr). Le Bengladesh est l’exemple type de « l’innocente victime climatique », et l’action de Friendship au service de quelque 7 millions d’habitants couvrent tous les malheurs associés au dérèglement du climat, qu’il s’agisse de projets concrets « d’atténuation » (mitigation) ou « d’adaptation », de santé ou d’éducation, etc. pour ne citer que les plus importants.

Innocente victime, le Bangladesh est riche de « tous les malheurs du climat » mais contributeur infime en termes de CO2. Les crues des trois grands fleuves qui le parcourent apportaient jusqu’ici alluvions et fertilité qui aident à nourrir des millions de riziculteurs ne venant pas grossir les banlieues de Dhaka ; mais l’accélération et la violence récentes des inondations déplacent potentiellement autant de migrants climatiques désormais, tandis que la montée des eaux rongent les côtes. Le Bangladesh est ainsi le 7ème pays le plus menacé par le dérèglement alors que l’empreinte carbone de chaque habitant est 10 fois moindre que celle d’un français et 30 fois moindre que celle de l’américain moyen. 

Les actions de Friendship sont originales et exemplaires. Par exemple, Friendship a innové depuis longtemps en construisant des hôpitaux flottants sur des péniches permettant d’atteindre et de sédentariser ces populations rurales éloignées de la capitale et vivant sur des terres éphémères.  De même, elle multiplie maintenant les mangroves qui à la fois protègent et nourrissent les populations côtières. Ces projets s’appuient largement sur les communautés impactées qui fournissent d’ailleurs deux tiers des salariés de Friendship au Bangladesh.

Friendship est donc un véritable laboratoire de solutions innovantes dont les pays européens pourraient s’inspirer. Un réseau international d’associations-sœurs, dont Friendship France, aide à financer ces actions ou à en organiser directement depuis chaque pays, comme les écoles connectées qui relient élèves français et bangladeshis. Ce réseau constitue un modèle inédit d’associations, émanant du Sud et diffusant au Nord (au lieu de l’inverse habituel). Il redonne espoir aux citoyens d’agir utilement.

Club Italie-France : A propos de citoyenneté, vous étiez dans la Convention sur la fin de vie : qu’en retirez-vous ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : En effet, j’ai eu cette chance incroyable d’être tiré au sort pour y participer pendant 27 jours de travail, étalés sur 4 mois, une expérience aussi riche pour sa méthode que pour son contenu.

La méthode m’intéressait car je me demandais comment le CESE (Conseil économique, social et environnemental) réussirait à nous faire travailler à 184 … 184 citoyens ne se connaissant pas, réunis par le hasard, reflet de la diversité de genre, d’âge, d’origines géographiques ou socioprofessionnelles de la France, etc. !

Instruit par ce qui avait marché ou pas lors de la Convention sur le Climat, le CESE a mis en œuvre plusieurs atouts dont je synthétise ici certaines d’entre eux car ils sont réplicables :

  • Clarifier dès le début notre rôle consultatif car nous n’étions pas élus comme représentants de la France, en évitant ainsi les anticipations excessives de la 1ère Convention ;
  • Faire régner le respect et créer de l’empathie grâce à des approches collégiales et au charisme de la Présidente du Comité de Gouvernance, Claire Thoury ;
  • Débattre par petits groupes brassés à chaque session pour limiter l’apparition de blocs, voire de « meneurs » ;
  • Nous aider grâce à des animateurs neutres favorisant la prise de paroles des plus réservés et l’écoute, le tout illustré par des facilitateurs graphiques sachant nous faire sourire sur un sujet aussi délicat et émouvant, à la fois intime et collectif ;
  • Débuter par le consensus (97% des votes) sur l’urgence d’améliorer les soins palliatifs, sans occulter les dissensus, surtout l’Aide Active à Mourir (AAM) soutenue à 76% ;
  • Et évidemment informer (60 auditions d’experts), former (témoignages de soignants et de patients) et, en cas d’erreurs, s’excuser, s’expliquer et être prêt à s’adapter aux souhaits des citoyens et aux leçons tirées.

Quant au contenu, il est trop riche pour être résumé ici. Comme nous l’avons écrit dans notre Manifeste , emparez-vous de notre synthèse ; et débattez notre Rapport de quelque 80 autres pages de recommandations et 70 pages d’annexes.

Lien vers le document

Le Président de la République en nous accueillant début avril a promis un plan décennal pour améliorer les soins car cela demande une action à long-terme. Il a aussi demandé au Gouvernement un Projet de loi d’ici la fin de l’été, fondé sur notre avis consultatif et d’autres consultations. Rendez-vous donc d’ici quelques mois en en ayant parlé entre-temps !

A une époque où la démocratie représentative est fragilisée, cette expérience citoyenne de démocratie participative peut être reproduite sur d’autres sujets et m’a redonné confiance en l’intelligence collective.

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Interviews du

15 Mai

Informations

ÉCONOMISTE, BANQUIER CENTRAL
DIRECTEUR GÉNÉRAL HONORAIRE DE LA BANQUE DE FRANCE ET PRÉSIDENT DU CONSEIL SCIENTIFIQUE DE CITÉCO.
Club Italie-France: Chloé Payer - Team
Interview réalisée par
Chloé Payer