Club Italie-France: Intervista Marc-Olivier Strauss Kahn - 2020

Marc-Olivier Strauss-Kahn

Club Italie-France : Directeur général honoraire de la Banque de France, vous y avez travaillé ainsi que dans plusieurs institutions internationales (FMI, OCDE, BRI, FED, BID). Cela aide-t-il à tirer des leçons de la crise de 2008 pour analyser celle de 2020 ? 

Marc-Olivier Strauss-Kahn : L’économiste ne peut pas faire d’expérience en laboratoire ; il tire donc des leçons du passé. La crise économique de 2020 peut être comparée, avec prudence, à celle de 2008 pour en dégager quatre similarités et au moins autant de différences, sans parler des aspects sociaux et humains (voir ici mon article de mai 2020 : http://bitly.ws/9IuT).

D’une part, les similarités.

  1. Les deux crises sont globales, déclenchées chacune par une des deux premières économies mondiales et diffusées en moins d’un an, par contraste avec la Grande Dépression plus progressive après 1929.
  2. Toutes deux sont marquées par l’incertitude, c’est-à-dire un risque qu’on ne peut quantifier, respectivement du fait du Coronavirus invisible qui a gelé l’activité en 2020 et du virus toxique du ‘subprime’ américain, caché dans les bilans financiers et qui a gelé la sphère financière en 2008.
  3. Chaque fois, on observe une chute violente des bourses au début, puis surtout de l’activité économique mondiale dans des proportions sans précédent depuis la crise de 1929.
  4. Les pouvoirs publics ont réagi fort grâce aux leçons tirées du passé, en actes mais aussi en paroles comme avec la reprise par le G7 en mars 2020 de la formule de Mario Draghi de 2012 «Whatever it takes » (« Quoiqu’il en coûte » pour Emmanuel Macron).

Quatre différences demandent un peu plus d’explications.

  1. Le processus. La crise de 2020 est exogène, affectant d’abord le secteur réel et l’offre mondiale, y compris via le confinement en imposant aux économies un « coma artificiel » pour préserver la capacité de guérison du capital et des hommes. La crise de 2008 était endogène, provoquant une « mort subite » de la sphère financière et partant de la demande mondiale, avec le souci de la re-susciter au plus vite. En 2008 les banques faisaient partie du problème ; en 2020, elles doivent faire partie de la solution, notamment en France (voir ici un débat-vidéo que je modère sur ce sujet mais aussi sur les nouveaux risques financiers : http://bitly.ws/aD87).
  2. La forme de la récession, illustrée par des lettres : plutôt en U en 2009 au niveau mondial, mais en W en 2012 en Europe avec une rechute liée à la crise de la dette souveraine ; en 2020, plutôt en V par rebond mécanique lors du 1er déconfinement, mais risquant en Europe de se déformer en W, voire en m en cas d’autres vagues, et peut-être en L dans certains pays, ou même en K différenciant les pays/secteurs en rebond ou en déclin.
  3. L’ampleur des stimulus : beaucoup plus rapide et forte en 2020 qu’après 2008, avec la politique budgétaire au 1errang cette fois, soutenue par la politique monétaire qui aide à financer les déficits et donc les dettes publiques à taux d’intérêt très bas.
  4. Le multilatéralisme : pour relancer l’économie en 2008-09, le G20 avec notamment le FMI avait été clé ; en 2020 les Etats-Unis n’ont pas aidé à une telle coordination qui ne se résume pas à la simultanéité des réactions nationales. Le changement d’administration américaine et la mise en œuvre du plan européen, certes retardée mais sans précédent, devraient rattraper cela, espérons-le. 

Club Italie-France : Vous avez négocié dans plusieurs instances internationales (G7, G10, G20) ou européennes (Commission, BCE …). Certains reprochent à ces organes d’être éloignés du réel. Que répondre à ceux qui fustigent les politiques qu’ils “imposent” ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : Je vais répondre plus brièvement. Il est vrai que j’ai eu la chance de représenter la Banque de France ou la France dans des instance plus ou moins formalisées, notamment les différents groupes de pays dits G7, G10 (qui a disparu) ou G20 ou des comités aux sigles dont certains membres ne savaient même plus l’origine (WP3 de l’OCDE ou CMFI à Washington). Ce qui compte n’est d’ailleurs pas le droit de s’y asseoir, mais la capacité à convaincre. Avec le recul, et en information imparfaite, des maladresses de communication, voire des erreurs de décisions y ont été commises, parfois en dépit des avertissements français. Ce sont d’ailleurs souvent les marchés qui ont « imposé » la mise en œuvre accélérée des politiques recommandées.

Mais je note que le FMI par exemple, où j’ai également travaillé, n’est plus rejeté par les pays émergents comme il l’était au tournant des années 2000, car il a aidé tant de pays dans la crise de 2008. Les enquêtes confirment que les institutions internationales ou européennes ne sont pas plus critiquées, voire sont plus crédibles que les gouvernements nationaux. Et la Banque centrale européenne (BCE) est toujours louée pour sa réactivité lors des deux dernières crises. L’Eurosystème, composé de la BCE et des 19 banques centrales nationales, est proche du terrain et la Banque de France en est un exemple. Face à une montée des populismes et des fake news, mais aussi d’une impatience accrue d’obtenir des progrès concrets dans un monde qui accélère, j’en déduis un fort besoin de pédagogie.

Club Italie-France : Ancien membre du Comité monétaire puis du Comité Economique et Financier européens, vous avez participé à la création de l’euro. Les faiblesses étaient-elles prévisibles ? Quel bilan dressez-vous jusqu’à présent sur l’euro ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : L’euro, c’est-à-dire le fruit de l’Union Monétaire, est un bel exemple de succès malgré ses insuffisances, le tout étant masqué par les errements de l’Union économique. En bref, l’euro ce sont 4 promesses tenues que l’on oublie tant elles paraissent évidentes désormais: 1/ renforcer les échanges au sein de la zone euro (ZE), pas seulement commerciaux ; 2/ stabiliser la valeur externe de la monnaie pour les pays membres versus leurs partenaires (ce qu’on appelle le taux de change nominal effectif), ce qui est mécaniquement favorisé par le fait que plus de 50% du commerce est fait en ZE) ; 3/ atténuer l’impact des chocs internationaux sur la sphère financière ; qui se rappelle avant l’euro l’envolée des taux d’intérêt pour ne pas décrocher le Franc du Deutsche Mark à chaque bourrasque ou accès de faiblesse du Dollar ? 4/ et ainsi favoriser la stabilité interne de la valeur de la monnaie (maitriser l’inflation pour préserver le pouvoir d’achat) et, partant, réduire les taux d’intérêt nominaux et donc le coût du financement de l’économie.

Tout ne peut être fait en un jour et rappelons que le processus européen vise à mettre fin à quatre siècles de guerres intestines, même si nous progressons trop souvent par crise. Des faiblesses certes : dans les années 1990, des nuits durant, nous avions préparé l’Union monétaire au niveau des billets et des prix, ce qui a réussi, mais pas l’Union bancaire (qui est désormais très avancée) ; nous espérions que l’Union budgétaire viendrait ensuite, nécessairement … en progressant vers l’Union politique. 

Hélas, une fois l’Union monétaire réalisée, l’Union économique et, partant, politique est restée en panne. Ce qu’il faut accélérer maintenant, c’est l’Union des Marchés de capitaux ainsi qu’une vraie coordination des politiques budgétaires nationales. Si l’assainissement budgétaire au début des années 2010 paraissait logique dans chaque pays, leur simultanéité au niveau de la ZE a eu un effet croisé disproportionné. C’est ce qui a été perçu comme de l’austérité imposée par la tradition allemande et la discipline des marchés pour illustrer un exemple lié à la précédente question.

Club Italie-France : vous enseignez maintenant dans divers Masters (ESCP, ESSEC, Sciences Po Paris) et vous organisez des conférences, y compris sur la monnaie digitale. Cette dernière est-elle un mirage ou déjà une réalité ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : Mes étudiants aiment ce sujet à la mode et à la croisée des thèmes qui m’intéressent : l’impact de la digitalisation (ou numérisation) d’une part, les stabilités monétaire et financière de l’autre. Faisons modestement un peu le tri des confusions et fake news que suscite la monnaie digitale. L’innovation a pavé le chemin de la monnaie depuis l’usage des coquillages jusqu’aux billets d’aujourd’hui, sécurisés par la technologie, en passant par la frappe de pièces d’or imposées comme moyen de payer les impôts. Les billets et pièces (le cash) représentent moins d’un dixième de la monnaie scripturale, créée par les banques, elles-mêmes contrôlées car la monnaie est un bien public fondé sur la confiance ; le scriptural est échangé électroniquement via des virements, des cartes, désormais sans contact pour les petits paiements … La Covid a accéléré l’usage des paiements par carte mais en ZE la masse de billets émis a aussi bondi au début de la pandémie pour des raisons de confiance et de thésaurisation. Bref le billet n’est pas mort, même si son usage chute dans certains pays comme en Suède, aussi parce que son acceptation n’y est plus légalement obligatoire dans les magasins.

En parallèle, sont apparus les crypto-actifs comme le Bitcoin, émis par le secteur privé grâce à la technologie décentralisée de la blockchain. Le Bitcoin n’est pas de la monnaie et sa valeur ne tient qu’à sa rareté annoncée (21 millions d’unités) qui l’empêche par définition d’atteindre la diffusion (‘scalabilité’) nécessaire à toute monnaie servant de moyen de paiement à l’accessibilité universelle. Le cours du Bitcoin s’envole certes cet automne mais il souffre d’une variabilité sans comparaison avec celle des grandes monnaies internationales ; la volatilité de cet actif spéculatif l’empêche ainsi d’être réserve de valeur et donc unité de compte, les deux autres fonctions de la monnaie, sans parler de son coût environnemental.

Enfin ont été proposés les stablecoins, également émis par le privé mais en contrepartie de monnaies souveraines dans lesquelles ils peuvent être remboursés à cours fixe, comme le projet Libra de Facebook. Les risques que présentent ces projets, notamment en termes de stabilité monétaire/financière et de protection des données individuelles, ont fait réagir les banques centrales. 80% d’entre elles disent maintenant étudier, voire tester une monnaie digitale de banque centrale (MDBC) selon la Banque des règlements internationaux (BRI, la Banque de banques centrales où j’ai aussi travaillé).

La MDBC de détail (pour le public) est déjà testée en Chine et le sera bientôt en Suède. L’Eurosystème décidera mi-2021 s’il en émet une (je parie que oui). Comme les billets, la MBDC sera émise par la Banque centrale et accessible à tous, mais elle sera électronique comme la monnaie scripturale. Il reste bien des sujets à clarifier : 1/ son architecture probablement hybride associant les banques ; 2/ son infrastructure fondée sur la blockchain ou autre ; 3/ son accessibilité via un jeton (token) ou un simple compte ; 4/ et l’interopérabilité entre moyens de paiements, notamment transfrontière, en luttant contre le blanchiment et le financement du terrorisme (voir ici un débat-vidéo sur la monnaie digitale : http://bitly.ws/aD89).

En conclusion l’engouement par le numérique pousse le secteur privé à innover et le secteur public à s’approprier ces innovations. Vous m’avez demandé si la monnaie digitale est un mirage ou une réalité : s’enrichir grâce aux crypto-actifs risque d’être un mirage pour la plupart de ceux qui en achètent ; la MDBC devrait en revanche être bientôt une réalité.    

Club Italie-France : Vous présidez le Conseil scientifique de Citéco, premier musée-cité européen d’éducation économique, pédagogique et numérisé. La France en a-t-elle plus besoin que ses voisins ? Peut-on démocratiser l’économie et la finance par l’éducation ?

Marc-Olivier Strauss-Kahn : L’économie apparait à beaucoup comme compliquée et austère. Les Français obtiennent des résultats en dessous de la moyenne de leurs voisins lors des tests périodiquement pratiqués par l’OCDE. L’éducation économique et financière des citoyens est une des missions de la BDF qui en est l’opérateur national depuis quelques années. Cette mission s’appuie sur beaucoup d’actions que je ne peux toutes citer ici, dans la continuité de l’aide qu’elle apporte aux ménages surendettés pour rééchelonner leurs dettes bancaires depuis les années 1990. 

Or à la différence des autres grandes banques centrales, la BDF n’avait pas de musée de la monnaie pour ses collections de pièces et billets. Nous avons donc décidé à la fin des années 2000 d’aller au-delà et de créer une Cité de l’économie, Citéco, ludique et digitalisée, remplie aussi de jeux et de vidéos. Le lieu choisi a été une ancienne succursale de la BDF, logée dans un petit palais parisien néo-renaissance, classé monument historique et que beaucoup craignaient de voir vendu au privé (http://bitly.ws/aD8P). La BDF a décidé de le rénover entièrement et de l’adapter aux visites de tous les publics. Outre mes autres fonctions, j’ai pris la responsabilité du projet de 2012 jusqu’à l’ouverture de Citéco en 2019. 

Entre autres instances de concertation, j’ai présidé un Conseil scientifique aux vues pluralistes qui a accompagné les choix pédagogiques. Pendant la période de conception du parcours permanent de la Cité, ce Conseil a été composé d’experts divers : économistes, muséographes, pédagogues, sociologues, journalistes, etc. Depuis 2018 s’y ajoutent ou substituent des responsables d’établissements muséaux, d’entreprises, du monde associatif, etc. pour aider à animer la vie de la Cité. 

La pédagogie s’est appuyée sur des groupes-tests d’enseignants et une simple visite ne saurait se substituer à leur enseignement. La découverte du superbe bâtiment ainsi que la richesse du site virtuel (www.citeco.fr) visent à accompagner les pédagogues. Mélangeant les domaines et croisant les regards, économiques, historiques, géographiques, sociologiques, architecturaux et artistiques, le but est de donner à tous envie d’en apprendre plus. D’autres actions sont menées comme le Citéco Vidéo Challenge dont j’ai présidé le 3ème jury et qui vient de récompenser des vidéos originales faites sur un sujet économique par des jeunes pour les jeunes (http://bitly.ws/aD8c). De même en Octobre 2020 vient d’être inaugurée une exposition temporaire consacrée aux 30 ans de la bande dessinée Largo Winch, le « milliardaire humaniste » en interaction avec le monde économique et financier. Saluée par les media, elle reprendra après le confinement (http://bitly.ws/aD8K). Malgré les difficultés successives (rénovation complexe, gilets jaunes, grèves, confinements) retardant, limitant ou empêchant les visites physiques, Citéco fait désormais partie du paysage culturel et internet français pour contribuer à démocratiser l’économie et la finance.        

Club Italie-France : Impliqué dans la vie associative, vous avez à cœur un projet d’éducation de jeunes défavorisés grâce à la musique et au service de la dignité. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Marc-Olivier Strauss-Kahn : vous l’avez surement deviné, au-delà de l’économie, l’éducation et le transfert de compétences font partie de mes passions, avec les arts, notamment la musique, et … la dignité. Retraité, enseignant, membres de divers conseils d’administration, j’offre un peu de mon temps et de mes connaissances en remerciement pour tout ce dont j’ai bénéficié. Par exemple, je représente en France une association internationale qui en était absente jusqu’ici alors qu’elle se développe dans environ 80 pays : « Global Dignity » (Dignité universelle). Cette ONG promeut la notion de dignité en développant ses actions propres (formation, forums, évènements scolaires, etc.) et travaille avec des associations sur le terrain en leur donnant un fil directeur pour accompagner les personnes âgées, les minorités, les défavorisés. Elle fut créée en 2006 et continue de bénéficier des conseils offerts par le prince héritier de Norvège, Haakon, et un philosophe finlandais Pekka Himanen. Desmond Tutu et Richard Branson la parrainent mais chaque pays autonome se débrouille pour se financer.

Comment débuter à partir de rien ? En s’appuyant sur les enseignants évidemment. J’ai donc relié cette démarche à ma présence dans un lycée professionnel parisien pour promouvoir des ateliers-philo car les élèves n’y ont pas droit à ce type de cours même en préparant le baccalauréat. Les jeunes y discutent de grands concepts qu’ils ont choisis en s’exerçant à parler à tour de rôle, à s’écouter, à se respecter. J’y témoigne aussi et je commence à y faire venir des personnalités qui partagent leur expérience. Ainsi le grand cuisinier Thierry Marx, qui a débuté par un CAP, a prévu de venir même si sa visite a été reportée par le confinement.

Cette action se double du soutien apporté à un projet artistique exceptionnel, Hip Baroque Choc, qui mélange la musique baroque que les jeunes découvrent et la danse Hip Hop qu’ils adorent. Les musiciens du Concert de la Loge, emmené par leur 1er violon, Julien Chauvin, font irruption dans la classe de mathématique de Sandrine Labat, initiatrice et responsable du projet, afin de motiver des jeunes qui n’ont pas non plus droit à une formation artistique (voir ici une courte vidéo illustrant ce projet : http://bitly.ws/aD8h). 

Les adolescents volontaires dans plusieurs lycées d’Ile de France préparent et répètent des spectacles, consacrés en 2019-20 à la dignité, même si la Covid a aussi empêché leur tenue. Un célèbre photographe anglais, Alistair Morrisson, accompagne dorénavant ce projet. Ses photos (de Liz Taylor à Brad Pitt) figurent à Londres dans la National Portrait Gallery. Confiné à Windsor, il photographie et interviewe les jeunes via l’application Zoom. Cette reconnaissance restaure ou préserve leur dignité, selon les cas. Pour beaucoup, ce projet leur a redonné confiance en eux ; pour certains il a changé leur vie. C’est cette passion du partage qui me motive désormais.

REPRODUCTION RÉSERVÉE ©

Interviews du

28 Octobre

Informations

Économiste, banquier central
Directeur général honoraire de la Banque de France et Président du Conseil scientifique de Citéco.
Club Italie-France: Affaires Internationales - Daisy Boscolo Marchi - Team
Interview réalisée par
Daisy Boscolo Marchi