
Jean-Dominique Giuliani
Club Italie-France : Vous êtes Président de la Fondation Robert Schuman, un observatoire très important sur les politiques européennes. Quelles sont vos activités et comment contribuez-vous au projet européen ?
Jean-Dominique Giuliani : La Fondation Robert Schuman est un laboratoire d’idée, un Think tank de référence sur les questions européennes, dont le but est d’œuvrer en faveur de la construction européenne et de sensibiliser les citoyens – nous avons plus de 200 000 abonnés à notre Lettre hebdomadaire – aux défis européens, mais aussi à cette construction qui est un immense et inédit succès. Avec nos réflexions (nous publions un Policy Paper par semaine), nous apportons un éclairage sur le projet européen, nous proposons des solutions innovatrices pour approfondir la construction européenne. Pour prendre juste un exemple, au mois de janvier nous avons rendu public le rapport Politique de concurrence et Politique industrielle : pour une réforme du droit européen.
Club Italie-France : Pendant les premières semaines de la pandémie COVID-19, l’Union européenne a déçu beaucoup des citoyens. Les Italiens – les premiers à être touchés par la crise – se sont sentis trahis et dénigrés. Comment jugez-vous le comportement des institutions européennes pendant la crise du coronavirus ? Les pères fondateurs seraient-ils fiers de cette Union européenne ? Certes, l’Italie a une dette publique très élevée, mais certains ont argué que l’Allemagne a vu pendant deux fois dans l’histoire sa dette effacée et la France a touché également une dette de 100% …
“Il y a des divisions importantes entre les États membres, l’Union sert aussi à cela, à nous faire avancer, à les dépasser. L’histoire le montre, l’Europe avance dans les crises.”
Jean-Dominique Giuliani : En effet, les réponses des Européens ont été trop hésitantes au début de la crise. Elles ont démontré un manque de solidarité et surtout de compréhension affective. Les institutions européennes ont finalement vite réagi et avec des mesures de grande ampleur ; pour prendre deux exemples, dès le 31 janvier l’Union envoyait 12 tonnes d’équipement de protection en Chine, et le 1er février, 10 millions € ont été mobilisés pour la recherche contre le virus dans le cadre du programme Horizon 2020. La Commission européenne (malgré le fait qu’elle n’a pas de pouvoir dans le domaine sanitaire) et la Banque centrale européenne (avec son « bazooka » de 750 milliards €) ont fait des propositions concrètes rapidement. Il y a des divisions importantes entre les États membres, l’Union sert aussi à cela, à nous faire avancer, à les dépasser. L’histoire le montre, l’Europe avance dans les crises.
Club Italie-France : Les Pays-Bas et l’Allemagne ont de nouveau refusé les eurobonds/coronabonds. Pourtant, comme vous l’avez-vous même rappelé “la dette de l’Union européenne par habitant est 4 fois inférieure à celle du Japon, 3 fois à celle de Singapour et deux fois à celle des États-Unis. Sa balance commerciale est à l’équilibre et sa balance des paiements excédentaire. Ses capacités d’emprunts sont donc importantes. Emprunter en commun est donc, pour les Européens, facile et peu coûteux.” Quand la crise du coronavirus sera passée, la question cruciale du sort de l’Europe demeurera : Union Politique ou simple structure économique ? Qu’en pensez-vous ?
Jean-Dominique Giuliani : On peut regretter que dans des moments tels que ceux qu’on vit actuellement les propositions de sortie de crise et, implicitement, d’évolution de l’Union européenne ne soient accueillies que par le scepticisme un peu cynique des certains pays qui, bénéficiant énormément de la construction européenne et du marché unique, restent enfermés dans des logiques nationales. Quand la crise du coronavirus sera passée, il va falloir reparler des objectifs communs que poursuit l’Europe. Quels sont-ils ? Sommes-nous bien d’accord sur leur définition ? Quels moyens pour les attendre ?
“Les solutions des nationalistes sont, par définition, simples. La réalité montre déjà que les « solutions » des nationalistes ne sont pas viables.”
Club Italie-France : Le coronavirus et la crise économique qui va sûrement suivre risquent d’alimenter le repli nationaliste. Pourtant, le virus l’a bien démontré : dans un monde globalisé, les crises n’ont pas de passeport, et la fermeture des frontières n’est pas une solution. Pourquoi alors les citoyens européens semblent de plus en plus séduits par les nationalistes et les eurosceptiques ?
Jean-Dominique Giuliani : Les solutions des nationalistes sont, par définition, simples. Pourtant et déjà très rapidement, il s’est avéré que la fermeture des frontières pose des problèmes majeurs pour chaque pays européen et leurs citoyens : les économies ne peuvent pas être relancées d’une manière nationale parce qu’elles sont hautement interdépendantes, les États n’arrivent pas à se procurer des équipements de protection individuelle d’une manière nationale, il y a des secteurs qui manquent de main d’œuvre, les systèmes de santé manquent du personnel soignant, etc. La réalité montre déjà que les « solutions » des nationalistes ne sont pas viables. D’autant plus que la crise a montré que l’échelle nationale n’a pas été la bonne pour répondre à la crise : on a vu l’importance des régions, des villes intégrées, des associations, des initiatives décentralisées.
“On peut être tristes que les Britanniques quittent l’Union européenne. Ce sera un manque pour l’Union. Mais celle-ci est fondée sur la liberté des peuples.”
Club Italie-France : Le coronavirus a réveillé la comparaison entre démocratie et régimes totalitaires et certains “félicitent” la rigueur de la Chine face au virus. Les démocraties sont vraiment plus faibles que les régimes autoritaires ?
Jean-Dominique Giuliani : C’est tout l’inverse. Malgré un régime dictatorial tout puissant, la Chine n’a pas réussi à cacher son échec et l’on sait maintenant qu’elle a triché sur le nombre de victimes. Elle a contaminé le monde ; ce n’est pas une réussite. Les démocraties se sont avérées beaucoup plus résilientes de ce qu’on aurait pu penser. De plus, la transparence qui caractérise les régimes démocratiques est un élément incontestablement important pour gérer une situation de crise. Si on devrait remarquer un manque dans les régimes démocratiques, c’est la communication : on ne sait pas communiquer sur l’efficacité de nos modèles.
Club Italie-France : Le choc du coronavirus suit un autre échec au sein de l’Union européenne, le Brexit. Comment voyez-vous la suite de la construction européenne sans les Britanniques ? S’agit-il à votre avis d’un précédent “dangereux” ?
Jean-Dominique Giuliani : On peut être tristes que les Britanniques quittent l’Union européenne. Ce sera un manque pour l’Union. Mais celle-ci est fondée sur la liberté des peuples. Depuis Jean-Jacques Rousseau, pourtant ennemi déclaré de la démocratie représentative et apôtre de la démocratie directe, on sait que « les peuples ont toujours raison, mais ils peuvent être mal inspirés ». Ce fut le cas avec le Brexit. Pour autant, les Européens sont restés unis dans une négociation difficile à l’issue toujours incertaine. Je pense que les Britanniques vont aggraver les difficultés naturelles que rencontre toute économie. Et, franchement, je le regrette car ils ont manifestement été abusés par des populistes intéressés, voire manipulés par des groupes de pression malhonnêtes. D’autant plus que l’Eurobaromètre montre que le niveau de confiance dans les institutions européennes et dans l’euro a progressé considérablement ces dernières années.
Club Italie-France : Au sein de l’Europe, on parle de plus en plus d’un nouvel élargissement. Cette discussion est-elle raisonnable en ce moment ?
Jean-Dominique Giuliani : Non, aucun nouvel élargissement n’est prévu avant très longtemps. Mais il faut confirmer les perspectives européennes de pays travaillés par les intérêts russes, turcs ou chinois qui veulent les dissocier du continent. Les pays concernés –pour le moment la Macédoine du Nord et l’Albanie, ont toujours des progrès à faire, mais il leur faut aussi une perspective réelle de rejoindre l’Union dans l’avenir. Nous avons intérêt à les garder proches de nous. En outre, il nous faut une vraie réforme du processus de l’élargissement pour lequel nous avons souvent œuvré avec des publications de la Fondation.
Club Italie-France : L’Italie et la France sont très liées économiquement et historiquement. Le 27 février, Emmanuel Macron a relancé le Traité du Quirinal afin de renforcer les liens diplomatiques avec l’Italie. Une meilleure coopération entre la France et l’Italie pourrait-elle avoir un effet positif pour la relance du projet européen ? Si oui, dans quels domaines ?
Jean-Dominique Giuliani : La France et l’Italie sont parmi les grands pays fondateurs de l’Union. Pour reprendre les mots du président Macron, « Quand la France et l’Allemagne ne savent pas se mettre d’accord, l’Europe ne sait pas avancer. Mais le couple franco-allemand n’est pas exclusif. Notre lien avec l’Italie a une nature spécifique ». Une collaboration plus étroite entre les deux pays serait extrêmement importante pour relancer le projet européen dans des domaines tels que la migration, l’aide au développement, une nouvelle stratégie pour l’Afrique du Nord et le Moyen Orient.
“L’Italie et la France sont plus que des sœurs. Proches par la culture, la sensibilité, l’économie et l’industrie, elles doivent encore se rapprocher.”
Club Italie-France : Nous avons l’impression que, après cette crise, les équilibres mondiaux sont destinés à changer, et l’Union européenne devra trouver sa place. La Chine a démontré être prête à gagner la suprématie mondiale même au détriment de la santé de ses habitants et de la terre entière. En même temps, les États-Unis semblent marquer un repli isolationniste et nationaliste. S’agit-il d’une occasion pour l’Union européenne pour renforcer sa position à l’international ?
Jean-Dominique Giuliani : C’est la raison pour laquelle je soutiens tout à fait l’effort du président français en vue de convaincre les Européens de viser à acquérir une « autonomie stratégique ». Ils doivent décider par eux-mêmes et en fonction de leurs intérêts et de leurs valeurs. Cela n’a pas toujours été le cas. Beaucoup s’en sont remis aux Américains pour la défense, en Italie par exemple. Peu se sont préoccupés de préserver leur savoir-faire et leurs technologies. Pratiquement aucun Etat européen n’a voulu partager des compétences le rendant plus efficace, que ce soit pour l’immigration, la justice et la police. Ces sujets sont devant nous. L’Italie a raison de réclamer la solidarité des Européens qui lui a manqué. Mais est-elle prête à ces partages ? Il en va de même en France. Il n’en demeure pas moins que l’Italie et la France sont plus que des sœurs. Proches par la culture, la sensibilité, l’économie et l’industrie, elles doivent encore se rapprocher. La France a fait beaucoup d’erreurs dans le passé. J’espère qu’une autre page s’est ouverte.
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10 Septembre
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Président de la Fondation Robert Schuman
