
Jacques Sémelin
Jacques Sémelin est un historien et politologue français. Il est professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et directeur de recherche au CNRS affecté au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Il enseigne depuis 1999 à Sciences Po où il a créé un cours pionnier sur les génocides et violences de masse.
Mr Semelin, vous êtes un spécialiste internationalement reconnu de l’étude des génocides. Vous avez travaillé sur la shoah, les Arméniens, le Rwanda, la Bosnie, le Cambodge, etc. Votre livre Purifier et détruire est devenu un classique, disponible en plusieurs langues. En Italien, il a été traduit par Einaudi, le même éditeur que Primo Lévi. Quels sont les facteurs qui se croisent et se répètent pour aboutir à de telles horreurs ?
Jacques Sémelin : Disons que je suis d’abord un spécialiste de l’étude du massacre, comme forme de destruction de non combattants. Car un massacre n’est pas nécessairement un génocide. La question qui m’occupe dans Purifier et détruire est de comprendre comment et à quelles conditions un massacre ou une série de massacres peuvent évoluer vers un processus génocidaire. Je l’avoue, ce n’est pas un sujet très gai. Mais nous autres chercheurs n’avons-nous pas comme responsabilité de penser ces événements horribles qu’on croit impensables? D’autant que certains intellectuels ont souvent légitimé dans le passé et légitiment encore ces crimes de masse.
Au fil du temps, j’ai acquis une formation pluridisciplinaire en histoire, science politique et psychologie. Cela donne des outils pour analyser ces événements monstres.
Répondre à votre question en quelques mots est presque impossible. Bien souvent, on croit que ces violences extrêmes relèvent de la folie des hommes. Pourquoi s’en prendre à des individus désarmés, des femmes et des enfants ? Force est d’admettre que ceux qui décident et organisent de telles actions poursuivent des objectifs bien précis : conquérir le pouvoir, s’approprier les richesses d’un territoire, faire fuir voire disparaitre des populations, annihiler les traces culturelles et religieuse de leur présence, déstabiliser une société, etc. Ces violences de masse procèdent donc d’un calcul.
Mais n’y-a-t-il pas quand même quelque chose de « fou » dans ces pratiques de barbarie ?
Jacques Sémelin : Cette dimension de la rationalité n’est en effet pas suffisante. Car oui, il y a quelque chose de déroutant dans ces formes de violences extrêmes qui interrogent les psychologues. Par exemple, on discerne dans la pensée des acteurs des éléments de paranoïa quand ils perçoivent leurs ennemis comme l’incarnation du diable, du mal. Certains historiens se sont ouverts à cette approche comme Saul Fred länder qui parle par exemple du discours paranoïde des nazis sur les juifs.
Mais attention, croire que le barbare est un fou, un psychopathe, serait une profonde erreur. Hormis une infime minorité qui relève de la psychiatrie, les massacreurs sont terriblement normaux.
C’est pourquoi j’ai proposé de combiner les dimensions de la rationalité et de cette supposée « irrationalité », ce que j’appelle la rationalité délirante des crimes de masse.
Une troisième dimension doit encore être prise en compte : celle qui consiste à penser le massacre come un processus mental. Il provient toujours de représentations collectives d’un Autre à humilier, exploiter, violer, expulser, détruire en partie ou en totalité. C’est par là que tout commence dans l’esprit des criminels de masse et que tout risque de finir pour leurs victimes.
Mais comment se produit le passage à l’acte ?
Jacques Sémelin : C’est toujours une énigme. Comment des individus apparemment normaux peuvent-ils devenir des tueurs de masse ? Il est certain que l’idéologie joue un rôle fondamental. A l’origine de ces violences extrêmes, on trouve presque toujours des idéologues qui polarisent la société entre un «Nous» qu’il faut défendre contre un «Eux » qu’il s’agit de détruire. A cet égard, leurs discours dénoncent deux figures de l’ennemi.
La première est celle de l’Autre en trop : on la connaît bien il n’est pas comme nous, il a un gros nez, il n’a pas la même couleur de peau, et il sent mauvais. Ce trop de l’autre est aussi quantitatif : il est en trop grand nombre il a tendance à proliférer comme des insectes ou des rats.
L’autre figure de l’ennemi est celle du suspect. Celui-ci nous ressemble, il prétend qu’il est avec nous mais il complote. Il dit qu’il est pour le régime, mais c’est un «subversif», un «ennemi dormant ». Il affirme qu’il est pour la Révolution mais c’est une traitre. Il faut donc l’éliminer. Lénine a ainsi déclaré : « le pire de nos ennemis est dans nos rangs ». Nombre de situations historiques combinent ces deux figures de l’ennemi. Dans son cours texte sur le « fascisme primitif », qu’il nomme «Ur-fascismo », Umberto Eco évoque lui aussi ces deux figures de l’ennemi intérieur.
Cependant, l’l’idéologie ne fait pas tout. Certains discours incendiaires n’enflamment pas grand-chose. Tout dépend de la réceptivité ou non d’une société à ce type de propagande.
De plus, les idéologies ne tuent pas en tant que telles. Pour avoir cet impact mortel, il faut qu’elle soit relayée par un groupe ou un Etat qui visent à les mettre en œuvre. C’est par là que le passage à l’acte peut advenir….
Dans un contexte de guerre ?
Jacques Sémelin : Tout à fait. C’est la situation historique la plus fréquente. Le contexte de guerre favorise cette polarisation entre « Eux » contre « Nous », amis ennemis y compris dans les familles. Et c’est par là que se produit le massacre. Le massacre se déguise en opération de guerre. La violence dans la guerre peut viser non seulement des combattants, mais aussi des femmes jugées complices des combattants et parfois c’est vrai on assiste alors à une généralisation de la cible. Le massacre peut devenir de plus en plus total, comme la guerre, jusqu’à ce que des voisins se transforment en assassins de ceux-là mêmes avec qui ils cohabitaient depuis des années. C’est la guerre qui tire alors le massacre vers le génocide, en tant que processus de destruction total d’un groupe. L’Histoire le montre : les génocides des Arméniens, des juifs européens ou des tutsis au Rwanda se sont tous développés dans le cadre de la guerre.
Que pensez-vous de la notion de banalité du mal avancée par Hannah Arendt?
Jacques Sémelin : Je nourris un grand respect pour cette philosophe, avant tout pour son grand livre sur le totalitarisme. En revanche, sa notion de banalité du mal, qu’elle propose en quelques phrases à la fin de son livre sur le procès d’Adolf Eichmann, me laisse très perplexe. Au sein de l’Allemagne nazie, nous savons que Hitler a confié à cet officier SS une responsabilité fondamentale : l’organisation des convois de juifs déportés en trains vers la Pologne pour y être exterminés dans les chambres à gaz.
Or, Hannah Arendt, décrit Eichmann come un bureaucrate, qui se contente d’appliquer les ordres du Führer, sans se poser de questions. Il n’aurait donc été qu’un simple rouage de l’Etat nazi, d’un appareil bureaucratique au sein duquel il ne voit pas les conséquences de ses actes. Mais ce portrait d’Eichmann est totalement faux. Grâce à l’historien David Cesarini, qui a écrit une biographie d’Eichmann, nous savons que celui-ci n’est pas du tout un bureaucrate qui se contente d’obéir aux ordres. Bien au contraire, Eichmann est un antisémite convaincu qui assume ce qu’il fait. Il a conscience de participer à une œuvre historique : « celle de délivrée le monde de la présence juive ».
De plus, Arendt fonde sa théorie sur son analyse d’un seul individu. Elle n’en est que plus fragile. Arendt ne voit pas davantage le rôle du groupe come opérateur du crime de masse. Or, nombre de travaux montrent, comme ceux de Christopher browning sur un bataillon de policiers allemands massacrant des juifs en Pologne, que c’est à travers le groupe que l’individu se métamorphose en tueur de masse. J’ai suivi cette piste féconde dans purifier et Détruire pour analyser aussi les cas du Rwanda ou de la Bosnie.
Enfin, cette notion de banalité du mal est écrasante elle laisse accroire que nous serions tous des Eichmann en puissance, ce qui est plus que contestable. Car on n’en sait rien. On ne sait pas comment on pourrait se conduire dans ce type de situation. D’autant qu’il y a une autre face aux conduites humaines, plus réconfortantes, ce que Enrico Delagoa appelé la «banalité Del bene ».
Justement passons à cette autre dimension de vos recherches. Vous avez travaillé sur ce que vous appelé la résistance civile contre des pouvoirs autoritaires voire totalitaires. Vous avez écrit plusieurs livres sur ce sujet dont l’un est aussi traduit en italien : Senz’armi di fronte a Hitler (Ed. Sonda).
Jacques Sémelin : Vous dites une autre dimension de mon travail ? C’est exact. Mais laissez-moi ajouter qu’elle est inspirée par le même questionnement. Dans mes travaux sur les crimes de masse, je me demande comment des individus « ordinaires » peuvent en arriver à commettre des actes extraordinaires dans la barbarie.
Dans mes travaux sur la résistance civile, je me demande aussi comment des individus ordinaires peuvent parfois résister à mains nues contre des dictatures. Cela parait incroyable mais l’Histoire montre que c’est pourtant possible.
La résistance civile est un processus spontané de lutte de la société civile, par des moyens non armés, politiques, économiques, juridiques, médiatiques, dans le but de renverser un pouvoir en place.
Aujourd’hui, on ne parle que de terrorisme. Mais n’oublions pas cet héritage universel de la résistance civile. Je n’ai pas seulement en tête le combat de Gandhi contre le colonialisme britannique. Nous avons bien d’autres exemples, comme le combat des mères de la Place de mai contre la dictature des militaires argentins, le people power aux Philippines qui aboutit en 1986 à la chute du dictateur Markos. Pensons encore à la lutte des Polonais de Solidarnosc et des allemands de l’est qui aboutissent à la chute du mur de Berlin en 1989. Plus proche de nous, la résistance du peuple tunisien conduit à la chute du dictateur Ben Ali en 2011.
Pour ma part, j’ai examiné, en historien, le cas le plus défavorable à ces formes de résistance civile : celui du nazisme.
D’où ce livre que vous avez cité qui est issu de mon doctorat d’Histoire à la Sorbonne. J’y examine une trentaine de cas de luttes sans armes dans l’Europe nazie. Certaines ont dramatiquement échoué mais d’autres ont connu un certain succès. Je consacre aussi un chapitre au sauvetage des juifs en Europe, important pas seulement au Danemark mais aussi en Bulgarie, en Italie et en France.
L’historienne Anna Bravo a repris cette notion de résistance civile pour décrire ce qu’elle nomme le maternage de masse de femmes italiennes qui, en septembre 1943, accueillent des milliers de soldats qui tentent d’échapper à l’embrigadement dans l’armée hitlérienne.
L’hypothèse de la résistance civile c’est la capacité des sociétés civiles, disons d’individus et de groupes, à résister à la peur, à ne pas coopérer avec les autorités, voire à refuser d’obéir. C’est encore la capacité à venir en aide à ceux qui sont stigmatisés et persécutés par le pouvoir. Une telle évolution prend du temps mais nous savons qu’elle est possible.
La domination physique d’un peuple n’implique pas nécessairement sa soumission politique et morale. La résistance civile est précisément le moyen privilégié d’accroître le fossé entre la domination qui est un état de fait et la soumission qui est un état d’esprit. Moins un peuple se sent soumis et plus il devient incontrôlable. En ce sens, la notion de désobéissance civile, proposée par le philosophe américain Henry-David Toreau est particulièrement intéressante. De même que le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie, l’ami de Montaigne.
Peut-on utiliser le résultat de vos recherches pour comprendre comment faire face à la terreur que l’on veut nous imposer avec les actes de terrorisme des dernières années ?
Jacques Sémelin : On observe une évidente parenté entre des Etas massacreurs et les actions terroristes du type Al Qu’aida et daesh. Les opérations de destruction de civils en masse, ce sont les Etats qui les ont d’abord pratiqués à grande échelle. Souvenons-nous d’ailleurs que la terreur caractérise d’abord une politique d’Etat, dans le cadre de la Révolution Française. Ce que nous appelons terrorisme aujourd’hui n’est donc que le double monstrueux de pratiques étatiques antérieurs. Les acteurs qualifiés de « terroristes » sont aussi animés par des visions idéologiques et religieuses que j’ai étudié dans le cas des massacres de masse, avant tout la volonté de détruire pour purifier. Mon livre sur les crimes de masse se termine d’ailleurs par une brève étude des discours de ben Laden au moment du 11 septembre 2001.
La meilleure manière de lutter contre le terrorisme, c’est de le prévenir par le renseignement policier, y compris via internet. Je rejoins ici l’avis de mes collègues qui soulignent que les Etats européens devraient coopérer bien davantage, partager leurs informations, pour prévenir de possibles actions terroristes. C’est incroyable qu’ils ne se coordonnent pas davantage.
L’autre réponse, des sociétés civils proprement dites, est celle de la maitrise de la peur. Car, à quoi vise l’action terroriste ? A la terreur. En général, un attentat terroriste ne fait pas beaucoup de victimes. En tout cas bien moins que les crimes de mase que j’ai étudiés. D’un point de vue statistique, on a plus de risque en Europe de mourir dans un accident de voiture que dans une action terroriste. Mais en frappant les corps, plus ou moins au hasard, l’action terroriste frappe nos imaginaires pour susciter l’effroi et les divisions socio-politiques entre nous.
Donc résister au terrorisme c’est résister à la peur. Ce qui passe par l’entraide spontanée entre les individus telle qu’elle s’est aussitôt exprimée avec les victimes des attentats. Par exemple, aussitôt après le massacre du Bataclan (13 novembre 2015), des jeunes ont su tout de suite utiliser les réseaux sociaux pour organiser le secours. C’est encre la volonté commune de se reconnaître autour des mêmes symboles pour faire preuve de cohésion sociale et refuser de stigmatiser le « musulman » en général. C’est une manière de résister par son mode de vie : « Non ils ne m’auront pas : je vais retourner boire un verre à cette terrasse de café, aller au concert, faire mes courses dans ce centre commercial ». C’est une résistance du quotidien, contre la peur qui passe par la parole et la sociabilité. C’est toujours en groupe et à travers le groupe que l’on réussit à dépasser sa peur. Et tant mieux si on décroche de temps en temps des chaînes d’information, ces premières pourvoyeuses de l’anxiété publique. Bref, le temps est au développement d’une résistance civile de l’intime et du partage. Qui sait si elle se transformera un jour en une force du nombre dans l’espace public? C’est une résistance de vie qui nous fait redécouvrir les valeurs de liberté, égalité et fraternité et qui donne sens à nos fragiles existences. Après tout, « les peuples n’ont jamais que le degré de liberté qu’ils conquièrent sur la peur » (Stendhal)
Le philosophe russe Kropotkine a écrit un essai intéressant à propos de l’Entraide
Jacques Sémelin : Voici l’une de ses affirmations à ce propos : « C’est le fond de la psychologie humaine. A moins que les hommes soient affolés sur le champ de bataille, ils « ne peuvent pas y tenir », d’entendre appeler au secours et de ne pas répondre. Le héros s’élance ; et ce que fait le héros, tous sentent qu’ils auraient dû le faire aussi. Les sophismes du cerveau ne peuvent résister au sentiment d’entraide, parce que ce sentiment a été nourri par des milliers d’années de vie humaine sociale et des centaines de milliers d’années de vie pré-humaine en sociétés. »
Pensez-vous vraiment que l’entraide soit un des facteurs les plus significatifs pour l’évolution de l’homme et de la société ? Aujourd’hui, n’avez-vous pas l’impression que ce soit plutôt le mépris des besoins des autres qui prévaut dans notre société ?
Jacques Sémelin : Comment le nier ? De tous temps, les hommes manifestent leur passion pour la conquête du pouvoir, pratiquent la corruption, recherchent l’accumulation de richesses, à commencer par l’argent. Ces traits de l’être humain, ont toujours existé et existeront toujours. A cet égard, je pense au marquis de Sade qui, se référant à Jean de La Fontaine, écrit que « la raison du plus fort est toujours la meilleure ».
Mais Sade oublie une autre réalité fondamentale. S’il décrit les vices du tyran et les malheurs de la vertu, il ne veut pas voir la faculté des hommes à se révolter contre le tyran ou bien encore à faire preuve de solidarité envers les plus démunis. Qu’on le veuille ou non, nous avons besoin des autres pour nous construire et faire quelque chose de nos vies. En ce sens, Kropotkine a raison et ses intuitions se trouvent d’une certaine manière confirmer par des travaux come les miens et aussi à travers les avancés étonnantes des neurosciences.
Cependant, je mentionnerai une autre dimension sous-estimée par Kroptokine. : le besoin chez l’être humain d’être reconnu dans sa dignité. C’est la recherche existentielle de dignité qui pousse les homes et les femmes à se révolter contre le tyran. Cette quête de dignité est aussi une réponse à Sade qui au contraire donne une vision avilissante de l’être humain, et singulièrement de la femme. C’est pourquoi je me reconnais dans cette phrase d’Albert Camus dans l’Homme révolté : « La seule dignité de l’homme réside dans la révolte tenace contre sa condition »
Dans vos livres autobiographiques, “J’arrive où je suis étranger”, (Seuil 2007) et “Je veux croire au soleil”, (Les Arènes 2016), vous racontez votre expérience en tant que non-voyant. Quelle est selon vous de nos jours le rapport de la société à la fragilité ?
Jacques Sémelin : Mon histoire est en effet marquée par la survenue progressive et inexorable de la cécité. C’est à l’âge de 16 ans que j’ai appris -par hasard- que je deviendrai un jour aveugle. Quand ? Aucun médecin ne pouvait me le dire, mais c’était certain. Comme dans une tragédie grecque, mon destin était scellé.
Pour faire face à cette catastrophe annoncée, je me suis accroché aux branches de la connaissance pour ne pas couler : en me cherchant, je suis devenu chercheur. Cela a été un très long combat personnel et professionnel. En quelque sorte, j’ai résisté au handicap à partir de mon cerveau.
Ce traumatisme originel m’a conduit à réfléchir à cette question du handicap, un mot que je n’aime pas beaucoup car il induit la stigmatisation. Ne sommes-nous pas tous handicapés quelque part ?
Face à la vulnérabilité, nos sociétés proposent des réponses différentes. Soit en mettant les plus faibles dans des lieux de relégation, soit en cherchant à les intégrer dans la vie « normale ». Ici aussi, le rapport a l’argent est crucial qui a des ressources financières peut plus aisément s’en sortir.
Aujourd’hui, la révolution numérique offre une variété de moyens techniques pour pallier à des formes diverses de handicap. C’est le vaste domaine de ce qu’on appelle «l’accessibilité. J’en suis moi-même un exemple lisant et écrivant avec un ordinateur équipé d’une synthèse vocale. Je n’aurais jamais pu réussir dans le milieu compétitif de la recherche et de l’université, sans ce type d’outils. Mais cela demande beaucoup d’énergies.
Voici vingt ans, j’entendais souvent des femmes dirent qu’il fallait travailler plus qu’un homme pour être reconnu dans son travail. A mon avis, cela reste encore vrai aujourd’hui. J’en dirai de même : pour un intellectuel aveugle, il doit travailler plus qu’un voyant pour être reconnu professionnellement.
Et pour vous, Monsieur Sémelin, quelle est l’expérience personnelle la plus violente que vous ayez vécu ? et quelle est l’expérience plus agréablement inattendue ?
Jacques Sémelin : Sans aucun doute, la plus violente d’entre elles est celle de ma lente perte de vue. Cela revient à vivre une petite mort dès sa jeunesse, à petits feux. C’est très angoissant et vous avez envie de capituler. A quoi bon vous battre ?
En revanche, j’ai été heureux de réussir à me projeter dans l’avenir et finalement de fonder une famille. Les premiers signes de reconnaissance de mon travail de chercheur m’ont aussi apporté beaucoup de joie. On m’invitait à l’étranger, y compris en Italie, pour mes publications et peu importait mon handicap.
Mais vais-je vous surprendre en affirmant que la plus belle de ces expériences est celle de l’amour. Aimer être aimé vous fait surmonter les blessures et infortunes de votre existence. Cela n’a pas de prix.
Avec le temps, j’ai aussi changé mon regard sur la cécité. Je l’ai d’abord vécue comme une expérience terrifiante et paralysante. Je ne suis plus dans cette posture de désespoir. Maintenant que je suis installé dans cet autre monde de la non-vue, j’ai l’impression d’avoir fait un grand voyage et d’être parvenu dans un nouvel univers qui a aussi ses charmes et ses muses. Ma cécité a été un défi existentiel pour me dépasser. En ne voyant plus, je me suis mis à la recherche d’une autre Lumière.
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