Club Italie-France: Intervista Guillaume Bigot - 2020

Guillaume Bigot

“Pour bien préparer au business, il ne faut pas rechercher le profit mais l’excellence.”

Club Italie-France : En tant que Directeur Général d’une École de Commerce très importante, quels sont à votre avis les caractéristiques qui marquent une formation de qualité ? 

Guillaume Bigot : Dans la mesure où nos formations en business et gestion sont de plus en plus standardisées et que, sur les 5 continents, nous utilisons tous les mêmes manuels, la même pédagogie (business cases, blended learning; etc), je crois que la différence ne peut se faire que sur d’autres critères. J’en citerai trois.

D’abord et c’est sans doute le plus important, c’est l’éthique. Le fait qu’une business school soit orientée vers un but et un seul : le développement professionnel mais aussi personnel et civique de ses étudiants. A cet égard, nous ne considérons pas nos élèves comme des clients. Nos clients finaux ce sont les entreprises et, au-delà, la société qui va récupérer des gens ayant ou pas le sens des responsabilités. Aussi, je vous invite à considérer que les meilleures business schools dans le monde ne sont jamais des structures à finalités lucratives. Pour bien préparer au business, il ne faut pas rechercher le profit mais l’excellence.

Ceci me conduit à mon deuxième point. Ce qui différencie les écoles de commerce, après c’est le niveau scientifique du corps enseignant. Dans le supérieur, les professeurs doivent non seulement transmettre mais aussi produire des connaissances. Le classement de Shanghai en recherche offre un assez bon indicateur. En France, très peu de business schools y figurent.

Enfin, très important, la culture générale et la formation de la personnalité. Tout ce qui révèle des « à côté » de la formation aux disciplines du management. A cet égard, nous avons choisi à l’IPAG de rétablir les humanités et de nouer des partenariats avec l’armée ou avec des écoles de voile ou de survie en forêt ou en montagne, pour apprendre aux étudiants la valeur de la cohésion et du dépassement de soi.

Club Italie-France : Quel-est aujourd’hui le niveau de la formation des jeunes étudiants, en France et en Europe ? Les étudiants ont compris, à votre avis, l’importance d’une formation « internationale » ? 

Guillaume Bigot : Le niveau de l’enseignement supérieur est très surestimé dans le monde anglo-saxon, en particulier en Grande-Bretagne. Mais partout où une sélection post bac demeure, le niveau reste élevé. En France, le grand perdant reste l’université en premier cycle qui ne peut pas choisir ses étudiants.

Oui, dans les grandes écoles, de commerce ou d’ingénieur mais aussi dans les écoles normales supérieures, les facultés de médecine et les IEP, la culture de l’internationale est bien là. On peut cependant regretter un trop grand tropisme européen (c’est l’effet Erasmus). Partir à Barcelone, c’est bien mais en termes d’expérience internationale, partir à Abidjan ou à Kuala Lumpur, c’est mieux.

“Je crois qu’il faut que l’État aide financièrement les grandes écoles à prendre en charge les coûts de scolarité des bons élèves modestes.” 

Club Italie-France : Pensez-vous qu’aujourd’hui la « bonne instruction » soit accessible à tous les étudiants, de n’importe quel milieu social ou il existe encore du travail à faire à ce sujet ? 

Guillaume Bigot : Étant moi-même issu d’un milieu populaire et ayant été boursier, j’aurai mauvaise grâce à prétendre que l’ascenseur scolaire sociale est totalement en panne comme on l’entend. Il est vrai que la mobilité sociale tend à se dégrader mesurée par l’accès naturel aux meilleures formations pour les élèves défavorisés socialement. Naturellement car il y a bien sûr tout le panel des solutions déployées dans le cadre de l’affirmative action. Sciences-Po s’est particulièrement illustré dans ce domaine. Or, je suis plutôt contre. Car l’exemple nord-américain montre que ces mécanismes de discrimination positive entraînent des effets pervers.

Plus efficace serait, dans le contexte français, le maintien d’un dispositif d’alternance dans les grandes écoles qui permet aux élèves modestes de se faire financer leurs études par les entreprises. Or, ce dispositif est mis en danger actuellement. Il faudrait, au contraire, le renforcer. Je crois aussi qu’il faut que l’État aide financièrement les grandes écoles à prendre en charge les coûts de scolarité des bons élèves modestes. Le montant des bourses est trop faible et ne prend pas en compte les droits d’inscription.

Enfin, il faut agir plus en amont et avoir le courage de reconnaître que certains jeunes immatures psychologiquement ne peuvent pas suivre des études secondaires. Cela ne veut pas dire qu’ils sont condamnés à ne pas étudier mais ils ne sont pas prêts à le faire en raison de difficultés familiales ou personnelles. Je parle ici des élèves perturbateurs, potentiellement violents qui empêchent les jeunes gens doués des quartiers défavorisés d’étudier dans des conditions sereines.

Club Italie-France : Vous avez critiqué les « théories modernes de ménagement » en disant qu’elles « prennent l’exact contrepied de toute la sagesse accumulée par l’humanité pour diriger les hommes ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? 

Guillaume Bigot : Oui. Pour bien diriger, il faut que la personne qui dirige et celle qui est dirigée partage un bien commun et un affectio societatis. Or, le capitalisme financier global a érodé ce lien. Les managers ne disent pas « réussissons pour nous » mais au mieux « réussissez pour vous », personnellement, et le plus souvent pour les actionnaires. La vieille sagesse capitaliste qui séparait la logique de l’actionnaire de celle de la direction n’est plus. Les patrons sont devenus des actionnaires comme les autres et tirent désormais l’essentiel de leur revenu des profits et non de leur salaire. Une autre manière de montrer la même chose, c’est de rappeler qu’à l’origine le capitaliste, le détenteur de capital, prenait les risques. Le directeur de la structure qui faisait fructifier l’argent avait pour mission de développer l’entreprise et de protéger celle-ci ainsi que ses salariés. Désormais, ce sont les salariés qui assument les risques et plus l’actionnaire qui ne veut plus de risques et dégager un sur profit de 15 % alors que l’économie réelle croît de 1 à 5 %. Le commandement, par opposition au management, repose sur deux idées simples : je te donne des ordres au nom de l’intérêt commun et tu les exécutes au nom de l’intérêt commun. C’est finalement l’échange d’une obéissance contre une protection. Évidemment, la protection ayant disparu, on s’habille en tee-shirts, on tutoie ses salariés, on manipule, on flatte, on encourage le succès individuel au détriment du succès collectif et tout est cool dans un univers aussi laxiste qu’hypocrite.

“Pour décider, il faut être armé moralement par le bien commun.”

Club Italie-France : En lisant Votre livre « La trahison des chefs » une des affirmations qui nous surprit le plus est celle selon laquelle « les chefs n’existent plus ». Pourquoi aujourd’hui nous avons si du mal à prendre des décisions dans le monde de l’entreprenariat ? De quoi ont-ils peur les (non) chefs d’aujourd’hui ? 

Guillaume Bigot : Un chef, c’est quelqu’un qui est respecté et suivi car il protège son groupe, décide, incarne et assume. A partir du moment où les managers managent pour eux-mêmes et pour un intérêt qui n’est plus celui du groupe dont ils ont la charge mais des actionnaires ou des fonds, ils ne peuvent plus être des chefs. Un chef ne peut pas dire : « en avant », il doit dire « suivez-moi ». Il ne peut pas dire « je », il doit dire « nous ».

Un chef qui doit licencier de nombreux salariés doit être le premier licencié. Un chef ne doit pas être exemplaire pour des raisons éthiques mais pour des raisons techniques. Car s’il ne respecte pas les règles qui consacrent son autorité, il scie la branche sur laquelle il est assis. Ne faites pas ce que je fais et servez-moi contre votre intérêt, je caricature à peine mais ce sont souvent les réflexes malsains des managers. L’absence de bien commun entraîne l’absence de décision. Pour décider, il faut être armé moralement par le bien commun. Au nom de tous, je peux imposer des décisions impopulaires ou difficiles. Si je suis guidé par mon intérêt propre, je suis plutôt enclin à rester prudent, attentiste, à ouvrir le parapluie juridique. Ceci renvoie aussi à la standardisation et au formatage qu’impose le « one Best way » des Hedge funds et de la toute-puissance de l’actionnaire. Toutes les décisions vont être inspirées par les fameux Kpis. Décider, c’est donc de moins en moins décider et de plus en plus appliquer des recettes financières (cost killing ; m&a; etc) partout sur terre les mêmes et dans toutes les branches et dans tous les métiers les mêmes.

Si l’on réfléchit un peu, on réalise que la nécessité du chef est liée au besoin des organisations humaines de suspendre la mise en œuvre mécanique des règles. Le chef est celui qui est capable de décider alors qu’aucune solution évidente ne s’impose. Les managers ne sont pas des chefs, ce sont des commissaires politiques des actionnaires et des administratifs qui appliquent les règles standardisées. D´ailleurs, ils ne décident plus eux-mêmes pour toutes les « décisions » importantes ils se cachent derrière des cabinets d’audit, de communication, de chasse de tête et de conseil.

Club Italie-France : Quelle place à l’instruction et l’éducation dans la formation d’un bon chef d’entreprise ? Pour être plus précis : aujourd’hui, nous avons la sensation que pour être des bons chefs d’entreprise, on nécessite d’une liste infinie et indéfinie de diplômes ; ne pensez-vous pas que cette façon de penser nous amène à avoir des gens avec beaucoup de compétences théoriques mais avec très peu de compétences pratiques ? 

Guillaume Bigot : Oui c’est très vrai. Revenons à Bonaparte qui, sans être un chef d’entreprise, avait quelques titres à faire valoir dans le domaine du management. Napoléon disait : « le commandement est un art simple et tout d’exécution ». C’est très juste. Pour devenir un bon manager et un bon chef d’entreprise, il faut avoir une expérience personnelle et professionnelle. C’est le côté « tout d’exécution ». Diriger s’apprend mais dans la pratique seulement. Par l’exemple avec des mentors et par l’expérimentation, les erreurs et les succès. Mais c’est aussi un art et non une science et donc qui dit art dit certes pratique, travail, c’est le côté artisanat, on retrouve la notion de pratique mais aussi artiste, c’est-à-dire talent personnel, inspiration. C’est pour cela que tout le monde ne peut pas devenir bon dans ce domaine. Il faut être doué pour diriger ou pour entreprendre et travailler, travailler, travailler et apprendre de ses erreurs. Un patron de PME est souvent un manager un million de fois plus fort qu’un diplômé de MBA.

Avant d’inventer, il faut apprendre. Des tas de choses différentes et établir des connexions, des liens inattendus. Pour être créatif, il faut beaucoup lire, réfléchir, voyager.”

Club Italie-France : Culture générale et entreprenariat ? Quel rapport ?

Guillaume Bigot : Car la culture générale est l’école du commandement. « le général précisait d’ailleurs : « derrière les victoires d’Alexandre, il y a toujours Aristote. Pour entreprendre, il faut innover et s’adapter donc être curieux, inventif, souple. Nous sommes dans un univers où on ne cesse de célébrer la créativité. Mais on oublie que les idées ne poussent pas comme des champignons. Avant d’inventer, il faut apprendre. Des tas de choses différentes et établir des connexions, des liens inattendus. Pour être créatif, il faut beaucoup lire, réfléchir, voyager ; etc.

Prenez Steve Jobs par exemple, c’était un fan d’idéogrammes et de calligraphie. Quel rapport avec les ordinateurs ? Aucun sauf que derrière ce goût pour des signes parfaitement bien tracés, parfaitement équilibrés et esthétiques, vous avez tout Apple comme la pomme dans la graine de la culture générale.

Club Italie-France : Pour retourner donc à votre livre « La trahison des chefs », nous avons donc l’impression qu’aujourd’hui nous avons besoin de moins de dirigeants et plus de comandants. Mais alors pourquoi est-on passé du commandement au management et quelles ont été les conséquences de cette mutation ? 

Guillaume Bigot : Dans mon esprit, diriger et commander sont assez synonymes. Je crois que nous avons besoin de leaders, de chefs, dirigeants qui commandent et qui cessent de gérer comme des fonctionnaires du public et de manager comme des fonctionnaires du privé. C’est ce que Max Weber appelait déjà de ses vœux dans le Savant et le Politique en demandant du charisme pour bousculer le monde ossifié et conformiste de la bureaucratie. Mais que l’on s’appelle l’armée rouge ou Microsoft, on est toujours guetté par la bureaucratie. Il faut toujours de l’air frais et de l’audace.

Nous sommes passés au management non seulement en raison de la mondialisation financière boostée par la fin de la guerre froide et l’incroyable essor des NTIC mais aussi en raison d’un autre phénomène qui est le traumatisme lié à la prise de conscience des horreurs commises par les totalitarismes. Le nazisme et le communisme pour l’essentiel qui ont hypertrophié et donc décrédibilisé la notion de chef. Les années 80/90 ont été celles de la prise de conscience des crimes nazis et communistes. Auparavant on savait mais on n’était pas traumatisé par l’idée que cela pouvait recommencer. Ainsi, le libéralisme capitaliste a pu se mélanger avec l’esprit anarchiste et libertaire de mai 68 sur le thème du rejet du chef et de l’autorité. Le chef a été confondu avec le tyran. L’autorité avec l’autoritarisme. L’individu a pris le pas sur tout. Les dirigeants comme les dirigés n’ont plus voulu que rechercher leur intérêt individuel et ne plus obéir qu’à eux-mêmes. Noblesse n’oblige plus. Les conséquences sont la montée en puissance de la Chine et d’autres émergents qui n’ont pas connu cet effet traumatique et qui continuent à vivre dans le monde de la décision et pas celui de la parlote et de l’attentisme. Aux EU, et dans le monde anglo-saxon, la mauvaise conscience totalitaire est aussi quasi existante (pas de fascisme ni de socialisme au XX eme aux EU).

Club Italie-France : Quel est le rôle des collaborateurs au sein d’une entreprise ? Est-il nécessaire pour la bonne réussite d’une entreprise que les collaborateurs soient prêts à se mettre au service de la même cause qui tient au cœur au chef ? 

Guillaume Bigot : C’est une condition sine qua non. Il faut évidemment reconnaître le rôle de la motivation individuelle. Lui accorder une part mais le véritable moteur de l’action collective n’est ni la peur, ni l’égoïsme individuel ou l’appât du gain. C’est l’incroyable propension de l’être humain à l’altruisme et au dévouement lorsqu’il est bien dirigé : donc traité avec exigence, respect, considération et qu’il se sent protégé tant qu’il sert le collectif.

Club Italie-France : L’IPAG a mis en place un double diplôme avec le Politecnico di Torino, école très réputée en Italie. Cela, nous fait énormément de plaisir. Pourquoi ce choix ? Existe-t-il dans la façon de former les étudiants des affinités entre les deux institutions ? 

Guillaume Bigot : Merci. Oui le Polito est une très belle institution. L’IPAG et le Polito sont très attachés à la qualité et à l’exigence et notamment à l’excellence scientifique de son corps enseignant. Mais sinon c’est de nos différences que nous tirons la fécondité de notre double cursus. Ce sont des ingénieurs et des spécialistes de mécanique et de haute technologie et ils assurent donc les boues de physique ou techniques et, notamment de logistique et de procès industriels. Nous sommes une école de business : nous assurons donc la partie financière, marketing, RH de la formation. Au total, les diplômés français et italiens reçoivent les deux diplômes : Master in production industrielle et le Master programme grande école de l’IPAG. Je peux vous dire qu’au bout de cinq ans dont deux passées chez nous et deux chez eux, notre trentaine de lauréats sont spécialement chassés par les entreprises friandes de profils sachant comprendre les problématiques technologiques de la production et les impératifs business des autres services. Le tout en maîtrisant deux cultures académiques (business et ingénierie) et trois langues (Français, italien et anglais).

“Il me paraît évident que c’est toute l’Europe du Sud, France incluse qui finira par se détacher de ce carcan mortifère d’un super deutsche mark imposé à tout le continent.”

Club Italie-France : Vous êtes très informés sur la situation italienne. Sur une interview à Le Figaro, vous avez affirmé que : « l’UE ne pourrait pas sanctionner l’Italie carl’exemple italien finirait fatalement par créer des émules. C’est alors que l’on assisterait à l’éclatement de la zone euro ». Vous avez aussi ajouté « Une fois que la situation sociale et économique de l’Italie se sera améliorée, que se diront les autres peuples ? » Pensez-vous que l’éclatement de la zone euro est proche ? Quels pourraient-être les risques pour les entreprises qui importent – exportent dans la zone euro ?  Une partie de notre publique est assez sensible aux relations économiques entre la France et L’Italie… 

Guillaume Bigot : Proche difficile à dire. Inéluctable, c’est facile à prévoir. La lex monetae oblige nos gouvernements à garantir les paiements et à honorer les contrats qui resteront valables et forcément convertibles en cas de changement de devises. Bien sûr, le risque de change est incompréhensible. Il faudrait justement que les autorités européennes et nationales l’anticipent mais comme ce sont des croyants de l’euro, presque au sens religieux, ils ne peuvent pas préparer la suite car ils craignent de hâter l’effondrement de la monnaie unique. Pour rassurer ou pas vos lecteurs, il me paraît évident que c’est toute l’Europe du Sud, France incluse qui finira par se détacher de ce carcan mortifère d’un super deutsche mark imposé à tout le continent.

Club Italie-France : Pourriez-vous donner trois conseils aux jeunes entrepreneurs ou peut-être à ceux qui ne sont encore des entrepreneurs mais aspirent à l’être ?

Guillaume Bigot : Oui bossez, bossez, bossez, le travail paie toujours.

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Interviews du

30 Août

Informations

Essayiste, journaliste et écrivain
Personnalité importante du monde culturel français, il a été chef d’entreprise et professeur de géopolitique avant de prendre la direction de l’EMLV (école de management) du pôle universitaire Léonard-de-Vinci (2002-2008). Actuellement, il est directeur général du groupe Ipag Business School Paris Nice depuis juillet 2008.
Club Italie-France: Affaires Internationales - Daisy Boscolo Marchi - Team
Interview réalisée par
Daisy Boscolo Marchi