
Clarisse Reille
Club Italie-France : Quel est le nouveau business model pour créer et vendre la mode à l’heure d’Instagram ?
Clarisse Reille : Je ne pense pas que l’on puisse parler d’un seul Business Model « magique ». Au contraire, une multitude de Business Models voient le jour. Ils s’appuient néanmoins tous sur un certain nombre de principes :
- L’importance donnée à l’histoire de la marque, à ses valeurs,
- Le sens
- La sincérité
- La communication
Cette communication ne se fait plus de haut en bas, mais dans le partage. Instagram est devenu désormais absolument incontournable pour une marque afin de se développer, se faire connaître, et échanger avec sa communauté.
Club Italie-France : Avec la communication digitale la stratégie des entreprises s’est déplacée du produit à l’expérience consommateur en créant une émotion, du rêve, en partageant un concept, en racontant une histoire. Assiste-t-on à une « dématérialisation » du produit ?
Clarisse Reille : Le produit est toujours nécessaire mais il n’est plus suffisant pour développer une entreprise. Les créateurs doivent penser développement de marque dans un sens très global et ne pas se limiter à la réalisation d’un produit créatif. Il est clair que la partie « immatérielle » devient prépondérante.
Club Italie-France : La mode est-elle vouée à aller de plus en plus vite, en termes de production et de consommation ?
Clarisse Reille : On assiste à des mouvements complexes : d’une part à une accélération des rythmes, et dans le même temps à un développement du « slow-fashion », à un attrait pour de belles pièces qui peuvent durer dans le temps. Le modèle de fast-fashion de masse s’affaiblit. Une des clés sera certainement la réduction du temps entre production et consommation, avec une meilleure adéquation des volumes pour les ajuster aux ventes effectives.
Club Italie-France : Comment un jeune créateur peut-il lancer sa marque et quelles sont les compétences nécessaires ? Quels seraient vos conseils pour créer sa marque ?
Clarisse Reille : Le lancement d’une marque devient d’une extrême complexité compte tenu à la fois de la concurrence et des multiples exigences auxquelles il faut savoir répondre. Il me paraît difficile aujourd’hui de se lancer seul, il est essentiel d’avoir autour de soi une équipe, qu’elle soit professionnelle ou amicale, qui partage la même ambition, mais dont l’éventail de compétences est large. Si la création est au cœur d’une marque, il faut impérativement savoir piloter une entreprise comme dans n’importe quel autre secteur économique, communiquer et animer des communautés.
Club Italie-France : La mode est la deuxième industrie en France et en Italie, un secteur rentable qui attire les entreprises mondiales. De nombreux groupes de luxe français produisent déjà en Italie. Comment la filière France / Italie pourrait-elle mieux travailler ensemble pour créer de la valeur ajoutée ?
Clarisse Reille : Curieusement, alors que la France et l’Italie sont proches géographiquement, culturellement et sentimentalement, nos deux secteurs se connaissent finalement assez peu. Une meilleure connaissance des entreprises entre elles me paraît indispensable. Il y a sans doute des initiatives à lancer pour mieux connaître et développer les start-ups digitales et technologiques qui œuvrent pour la mode, et plus selon les affinités que se créent pour de meilleurs contacts.
Club Italie-France : Après le phénomène des méga influencers aux millions de followers, on assiste à l’émergence de micro et nano influencers – des petites communautés – qui intéressent les marques. Est-ce la tendance que doivent suivre les marques émergentes pour créer loyauté et engagement ?
Clarisse Reille : Absolument : pour une marque émergente, les micro et nano-influenceurs sont extrêmement importants : en effet ils sont très suivis par leurs cercles proches qui suivent fortement leurs recommandations ; ceci est de nature à constituer une base solide, très loyale.
Club Italie-France : Nous avons assisté en direct à l’epic fail de Dolce&Gabbana en Chine et l’annulation de leur plus grand fashion show et la mise en danger même de la marque sur un marché clé. Quelle est la valeur de la réputation et comment la contrôler et la défendre ?
Clarisse Reille : Par essence, la marque est liée à la représentation : celle-ci devient de plus en plus importante, complexe à maîtriser compte tenu des réseaux sociaux qui amplifient les moindres évènements et se complaisent dans l’émotionnel et le scandale. En ces matières, il me paraît très important de disposer d’équipes très diverses aux parcours et aux expériences différents, et qui seront donc plus aptes à détecter les menaces alors que les équipes mono-culturelles ont tendance à penser de manière plus pavlovienne.
Club Italie-France : La mode est le secteur le plus innovant au monde, une industrie rentable qui attire les capitaux, en particulier ceux des GAFA, qui investissent dans l’Intelligence Artificielle en proposant un nouveau business model et une relation personnalisée avec l’utilisateur. La technologie au service de l’humain ?
Clarisse Reille : Il est absolument nécessaire que la technologie soit au service de l’humain, à la fois parce que les consommateurs veulent retrouver du sens dans leurs achats, mais également parce qu’ils se moquent in fine des « tuyaux technologiques ». Par contre nous ne pouvons malheureusement pas exclure que la technologie soit également vecteur de manipulation et de normalisation. A ce titre, il me parait très positif que Microsoft lance une initiative afin de promouvoir un encadrement juridique de la reconnaissance faciale, afin de préserver les droits et libertés de la personne.
Club Italie-France : Quelles sont les innovations technologiques qui vous intéressent le plus ? Et qui vont changer le rapport entre la marque et le consommateur ?
Clarisse Reille : L’intelligence artificielle, la réalité virtuelle, le système blockchain pour assurer la transparence.
Club Italie-France : Innovation, technologie, éthique, expérience, émotion et séduction : quelle est votre « recette » mode ?
Clarisse Reille : Pour moi, tous ces ingrédients sont indispensables et doivent tous concourir à une recette mode. Ils ne doivent pas s’opposer mais au contraire fonctionner en parfaite synergie.
Club Italie-France : Le modèle de consommation exaspérée s’essouffle avec une recherche de plus d’humain, d’éthique, de sens. Quel mot pourrait-on substituer à celui de « consommateur » ?
Clarisse Reille : Le mot « consommateur » n’est plus du tout adapté. Ceux-ci peuvent être tout à tour des partenaires, des complices, des alliés voire des copains ou des amis.
Club Italie-France : Giorgio Armani a décrit dans une interview récente les valeurs de son groupe autour de l’inclusion et de la durabilité, pas seulement l’utilisation responsable des ressources naturelles, la protection de l’environnement, le respect des communautés, la traçabilité de l’ensemble du processus et la sécurité des produits, mais aussi une philosophie d’approche durable, d’un style qui peut être porté pendant des années, et donc d’une approche éthique de la consommation. Quel est votre vision sur une industrie qui a longtemps été accusée de polluer et qui opère un changement de paradigme ? Green washing ou véritable opportunité ?
Clarisse Reille : Si la filière textile-mode est pointée du doigt pour être l’une des plus polluantes de la planète, il faut lui reconnaître le courage de s’interroger et de s’interpeller puissamment. Nous sommes dans une phase intéressante, où un certain nombre de marques font encore du « green washing », mais je crois que la vague pour une mode durable et éthique est représentative.
75% des millenials considèrent que les marques ont tellement peu de sens qu’elles sont amenées à disparaître. L’humain apparaît désormais comme une aspiration majeure des sociétés, des citoyens, des consommateurs. Ce concept d’éthique est beaucoup plus large que la notion de durable et d’écologique, il implique la prise en compte d’une dimension humaine et de sa singularité, et de son respect fondamental. Cela vaut aussi pour la relation d’une marque avec ses clients, mais aussi avec ses salariés et ses sous-traitants, et plus largement ses éco-systèmes.
Club Italie-France : Amazon teste un nouveau concept de distribution physique qui pourrait révolutionner la stratégie omnichannel, en particulier celle des marques de luxe, en donnant plus d’importance à l’expérience in-store. Quelles sont les nouvelles frontières de la distribution ?
Clarisse Reille : La distribution va et doit très profondément se renforcer en intégrant toutes les technologies digitales, d’intelligence artificielle, qui permettent de fluidifier toutes les relations avec les clients. Ce volet essentiel ne suffira pas, car la relation humaine va devenir de plus en plus importante. Cela va conduire les magasins, enseignes, chaînes, à considérer radicalement la manière dont ils forment, recrutent, fidélisent leurs salariés, et notamment les vendeurs qui sont de véritables ambassadeurs d’une marque, ceux qui vont créer fidélité et loyauté.
Club Italie-France : La mode est un secteur profondément anthropologique, qui reflète les évolutions de la société et souvent les anticipent : place aux femmes, égalité des genres, l’innovation au service de la personne, génération perennials ? Quelles sont les transformations auxquelles nous allons assister ?
Clarisse Reille : La mode est effectivement un phénomène social fascinant, un précurseur, un formidable laboratoire du monde qui vient. Les valeurs qui me semblent symboliser ce mouvement sont : exigence de sincérité, sens, éthique, et une forme d’esthétisation du monde.
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Clarisse Reille est la directrice du DEFI, le comité professionnel de développement économique de l’habillement, et présidente de GEF, Grandes Ecoles au Féminin, un réseau de 45.000 femmes, engagé pour la promotion de toutes les femmes dans le monde professionnel.
