
Carlo Ossola
Club Italie-France : Vous êtes un grand connaisseur de Dante Alighieri. Quelle est votre histoire personnelle avec Dante Alighieri ? D’où est née cette passion et cette envie d’approfondir sa biographie et l’œuvre de Dante ? Qu’est-ce qui vous frappe le plus chez cet auteur ? Vous avez dit aussi que la Divine Comédie est « une poésie de rencontre, de conversation et de prière »…
Carlo Ossola : Mon mémoire de licence, qui m’a été proposé par un grand Maître comme Giovanni Getto, devait porter sur les chants de l’Antipurgatoire, au terme d’un parcours assez solide dans les études médiévales, ayant bénéficié des enseignements de Raoul Manselli à l’ Université de Turin (histoire médiévale), D’Arco Silvio Avalle (philologie romane), Carlo Mazzantini (histoire de la philosophie médiévale). J’ai abandonné après deux années d’études intenses car ces chansons demandent une maturité qui ne peut s’atteindre qu’avec une longue expérience de recherche et de vie ; c’est un poème de l’aboutissement, de l’hymne du “Te lucis ante” terminum (Purg., VIII, 13). Mais sur cette base j’ai continué à approfondir mes lectures, si bien qu’au cours des 10 dernières années j’ai pu publier l’Introduction à la Divine Comédie (Marsilio 2012 et 2021), un volume sur les Personnages de la Divine Comédie (Marsilio 2021) , un Dante dans “Que sais-je?” (PUF 2021), et le double commentaire de la Divine Comédie dans la Pléiade Gallimard et par Marsilio (avec la collaboration de Jean-Pierre Ferrini, Luca Fiorentini, Ilaria Gallinaro, Pasquale Porro).
Club Italia-France : Pour revenir à Dante Alighieri : quel est l’enseignement le plus important que la Comédie puisse nous donner pour « affronter » le monde globalisé ?
Carlo Ossola : Dante – et la Comédie avant tout – nous apprend à regarder non pas un monde, une société, un horizon qui nous « englobe », mais des univers – mondains et supraterrestres – qui projettent notre chemin de savoir vers infini ; pour cela j’ai intitulé mon essai introductif Le poème des universaux : Dante traverse continuellement les frontières ; c’est un poème apocalyptique au sens étymologique du terme : un voyage dans l’éternel qui « dévoile » et pénètre au-delà de la réalité visible : du centre de la terre, où Lucifer est incrusté, jusqu’au-delà du ciel étoilé, jusqu’au demeures de lumière du mystère trinitaire. La soi-disant « totalité » de ce petit globe terrestre doit être surmontée en le comparant aux univers, aux galaxies, dont nous ne voyons et ne savons presque rien ; et aussi en écoutant les univers intérieurs, les battements de cœur de la mémoire, les troubles de la conscience, dont Dante a ausculté les fibres les plus cachées.
Club Italie-France : Selon vous, comment la perception de la littérature a-t-elle évolué ces dernières années ? Comment la littérature se mêle-t-elle au numérique ? Pourquoi aime-t-on la littérature ? De quel enseignement avons-nous besoin aujourd’hui ?
Carlo Ossola : La littérature, en tant qu’activité de l’esprit, n’a pas de relation immédiate avec les systèmes qui la communiquent ; la création est un défi immense, presque une mêlée, entre la matière du langage et celle de l’âme : peu importe qui, rétrospectivement, en rend compte. Les humanités numériques d’aujourd’hui cherchent à gouverner la prolifération des corpus textuels immatériels et à justifier l’accès aux millions de textes numérisés mis à disposition sur le web ; mais une bibliothèque, c’est tout autre chose : c’est l’accumulation d’histoires infinies : de collectionneurs, de mécènes, de bibliophiles, de lecteurs, d’archives, de confiscations, de legs et de pertes. Plus le buzz informatique grandit, plus la vraie littérature devient exigeante envers le lecteur et le rend exigeant : c’est une présence à laquelle on accède dans le silence, pour rendre l’écoute plus alerte et accueillante.
Club Italie-France : En 2018 vous avez publié le livre “Nel vivaio delle comete : Figure di un’Europa a venire “. Selon vous, quelle est l’Europe de demain ? Le projet des États-Unis d’Europe verra-t-il un jour le jour ? Vous avez dit par le passé que “l’Europe ce n’est pas à faire, c’est déjà fait”…
Carlo Ossola : C’est vrai : les racines robustes qui innervent les branches de l’arbre de l’Europe sont millénaires, solides et cohésives, mais on ne sait pas souvent les reconnaître. Les activités de l’esprit se manifestent de la même manière : théâtres, salles de concert, bibliothèques, musées, universités, sont désormais interconnectés à travers le continent ; la Communauté européenne s’est donnée des règles communes pour la monnaie, les programmes universitaires et même pour la réglementation alimentaire. Pour cela, j’ai dû écrire la formule dont vous vous souvenez; et pourtant la reconnaissance de ces traits communs exige une certaine “largeur de terrain” que les amoureux du “réduit”, des localismes et des particularismes n’ont pas toujours. Le contraste saisissant se fait jour entre un monde de plus en plus interdépendant et, d’autre part, un retranchement asphyxié dans des “réserves” qui sont des signes de fragilité plutôt qu’une supposée identité. La pandémie, malgré la gravité des deuils et des dégâts qu’elle a causés, a néanmoins poussé la Communauté européenne à se donner une discipline unique pour les vaccins, sans égoïsme, sans concurrence, avec une véritable collaboration non seulement des scientifiques, mais aussi des autorités politiques.
Club Italie-France : Vous étiez membre du Collège de France à Paris. Quelles ont été les étapes qui vous ont amené à obtenir cette prestigieuse reconnaissance, et quelles similitudes et différences culturelles en matière d’enseignement et de recherche entre l’Italie et la France avez-vous constaté lors de votre parcours au Collège de France ?
Carlo Ossola : J’ai enseigné au Collège de France pendant 21 ans, bien plus longtemps que dans les lieux précédents : Genève, Padoue, Turin. La Genève de Jean Starobinski, Michel Butor, Geirge Steiner, Jean Rousset, Roger Dragonetti, Maria Corti, dont j’ai eu le privilège d’avoir des collègues dans les premières années de mon enseignement (1976-1982) a été un terrain d’apprentissage fertile et fertile ; le Collège marquait la conclusion cohérente d’un parcours où l’histoire des idées était associée à la philologie et où la richesse de la Weltliteratur se respirait. Je n’ai donc jamais ressenti les différences entre la France et l’Italie mais – en tant que frontalier que je suis (né dans le Piémont subalpin des deux capitales, Chambéry et Turin) – j’ai plutôt trouvé les affinités. La littérature, la poésie sont universelles et les grands classiques n’ont pas de nation. Qui d’entre nous pourrait renoncer à Cervantès, à Shakespeare ou à Dostoïevski ? Ni Mandel’štam ni Borges ne pourraient jamais abandonner Dante.
Club Italie-France : Il y a quelques semaines, le traité du Quirinal a été signé, dans lequel beaucoup ont placé une grande confiance et l’espoir d’un nouveau lancement des relations franco-italiennes. Un chapitre est également consacré à l’enseignement et à la recherche. Selon vous, quels sont les points à améliorer sur ces questions dans la relation franco-italienne ?
Carlo Ossola : Il y en a beaucoup, à partir de ce qui existe déjà : l’Université franco-italienne / Université franco-italienne, créée suite à un accord intergouvernemental signé à Florence le 6/10/1998, mérite d’être renforcée ; ainsi les Instituts culturels français (en partie supprimés) en Italie doivent être restaurés et les italiens en France renforcés. Il y a un besoin d’échanges résidentiels plus larges entre les écoliers avec des programmes d’accueil réciproques qui favorisent l’apprentissage des langues. L’enseignement de l’italien en France et celui du français en Italie connaissent un déclin inquiétant et il faut agir sans tarder, avant que la culture monolingue de l’anglais ne s’installe irréversiblement dans les écoles, ce qui appauvrit la variété et la pluralité du patrimoine linguistique européen.
Club Italie-France : En quoi l’Italie et la France sont-elles similaires et différentes ? Comment avez-vous personnellement vécu ces similitudes et ces différences ? Y a-t-il des projets culturels que vous souhaiteriez développer entre l’Italie et la France à l’avenir ?
Carlo Ossola : Les Romains avaient une province par excellence, celle qui maintenant – en gardant l’étymologie – s’appelle la Provence : ils ont redécouvert (et augmenté) la culture de la vigne et de l’olivier, aimant les douces collines comme les collines romaines. Johann Huizinga considérait la Bourgogne comme l’épine dorsale, entre la Flandre et Milan (et la Toscane) de la civilisation européenne à l’aube de l’Humanisme. La France est un pont entre le Nord et le Sud de l’Europe, tout comme l’Italie est entre le Nord et le Sud de la Méditerranée. A ces entrelacs millénaires s’ajoutent désormais les autoroutes et les lignes ferroviaires à grande vitesse ; L’Europe redevient ce qu’elle était à l’époque romaine : un seul corps territorial, culturel et politique. La France et l’Italie sont le cœur de la Romània, de cette Europe latine qui va – sans solution territoriale – de Cadix au Rhin (n’oubliez jamais l’Espagne, le Portugal et l’Allemagne romaine) : pour ma part, je voudrais simplement contribuer (comme je l’ai déjà entendu faire avec l’enseignement de ma chaire de “Littérature européenne latine moderne”) pour accroître la conscience de cette unité, que nos langues portent inscrite dans leur histoire et dans leur présent.
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Interviews du
22 Janvier
Informations
Philologue et critique littéraire
Carlo Ossola, philologue et critique littéraire, est membre de l'Accademia dei Lincei et de l'Académie américaine des arts et des sciences. Il a enseigné au Collège de France "Littérature moderne de l'Europe néo-latine" de 1999 à 2020. Il est co-directeur des revues "Lettres italiennes" et du "Journal d'histoire et littérature religieuses".
